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Les Echos, Le 22/09/2017 |
Philippe Besson |
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Jonas Kaufmann, un ténor d’exception
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Et si la plus grande voix masculine actuelle était allemande ? Le ténor
Jonas Kaufmann triomphe sur toutes les scènes, et à Paris en particulier.
l’écrivain Philippe Besson l’a rencontré alors qu’il chantait « Lohengrin »
à Bastille. Il revient cet automne avec « Don Carlos » de Verdi. En star
absolue. Sans être divo. La veille, il a tenu la scène quatre heures
durant. Après, il a fallu saluer, se pencher pour ramasser les fleurs jetées
par le public, sourire avec le visage ruisselant et le sel dans les yeux et
le coeur battant dans le poitrail. Après encore, il a reçu les félicitations
dans sa loge, c'était agréable bien entendu, et même davantage que cela,
même si toutes les paroles et tous les sourires ont fini par se confondre.
Plus tard, le sommeil a tardé à venir. On ne se remet pas si facilement d'un
tel trop-plein d'émotions et la fatigue met du temps à vaincre la
concentration qu'exige la scène, ainsi que la tension qu'elle provoque.
Pourtant, quand il se présente, il a l'élégance de ne pas évoquer sa nuit
trop courte et fait l'effort de n'en rien montrer. Il est habillé de gris.
Raccord, sans l'avoir fait exprès sans doute, avec le poivre et sel de sa
barbe.
On est d'emblée submergé par sa présence. Cela tient à sa
carrure, probablement, à sa manière d'occuper l'espace. Cela tient également
à la fermeté de sa poignée de main et à la profondeur de sa voix quand il
vous salue. Cela tient aussi, et peut-être d'abord, à ce qu'on sait de lui :
il est le plus grand ténor du monde. Point. La star absolue. Au-dessus,
personne.
Une relève attendue
Pourtant, la
gloire n'a pas été immédiate. Et surtout, la voix ne s'est pas imposée tout
de suite. Certes, il est né en Bavière dans une famille de mélomanes et de
musiciens. Dans l'enfance, il accompagne ses parents au théâtre, à l'opéra
(il se rappelle notamment le choc provoqué par « Madame Butterfly » de
Puccini, il avait « 6 ou 7 ans »), il assiste à des récitals, il est cerné
par la musique, les symphonies comme les airs de piano. Logiquement, il
rejoint une chorale d'enfants, puis reçoit une éducation musicale, en
Bavière, participe à des master classes, remporte des prix dès l'âge de 24
ans mais il ne se distingue pas encore, ne sort pas du lot. Du reste, il
fait ses débuts dans une troupe, se retrouvant dans la situation de celui
qui « ne choisit pas ses rôles », qu'on peut distribuer dans tout et
n'importe quoi. On devine qu'il ne conserve pas un excellent souvenir de
cette période mais dresse un constat lucide :« Au début, j'étais un ténor
très léger, avec une voix très lyrique, mais, reconnaissons-le, ce n'était
pas une voix à part. Elle est devenue plus fiable [il dit « reliable » dans
un bref passage à l'anglais] grâce aux nouvelles techniques qu'on m'a
enseignées. Cela m'a libéré. » Il remercie Michael Rhodes, le baryton
américain (« mon maître ») qui lui « a permis d'acquérir de la confiance. »
Et surtout, il reprend sa liberté et se lance dans une carrière
indépendante. Là, il s'affirme sur les plus grandes scènes lyriques du
monde. « C'est vers 1997 ou 98 que j'ai compris que ma voix est peut-être
exceptionnelle. Qu'en tout cas, j'étais capable de chanter tout ce qui
existe. Et qu'en plus, elle allait sûrement vieillir comme vieillit le bon
vin. » En effet, partout désormais on salue ses aigus lumineux, ses graves
envoûtants, la précision de sa diction. On reconnaît son charisme, son aura.
La renommée mondiale viendra en 2006 avec son interprétation du rôle
d'Alfredo dans une Traviata d'anthologie au Metropolitan Opera de New York.
Sa tessiture et son exaltation sont à couper le souffle. Dès lors, le beau
et ténébreux Jonas accède au rang de superstar, dans une profession qui a
connu son lot de monstres sacrés mais attendait la relève. Il n'a que 37
ans.
Un timbre sombre et volcanique
Pour
autant, la beauté vocale et la virtuosité technique n'expliquent pas cette
épiphanie, cette consécration. Il y a autre chose et cela s'appelle
l'émotion. Il le dit à sa manière : « Il y a des gens qui chantent
parfaitement et ça produit un son vide. La clé, c'est le tempérament. » Il
laisse planer un silence, comme s'il se préparait à livrer une vérité
matricielle et c'est ce qui se produit : « Il faut suivre les émotions
vraies. Je ne cherche pas seulement la beauté, je cherche la vérité »,
lâche-t-il. Il s'efforce alors de s'expliquer : « Jouer sur scène, au fond,
ce n'est pas un jeu, ça ne peut pas être artificiel, cela doit être une
réaction naturelle du corps, de la voix. » Je lui demande comment il y
parvient : « J'ai besoin d'éprouver ce que mon personnage éprouve. » Je lui
fais alors remarquer que les Allemands, cependant, ne sont pas connus pour
exprimer leurs sentiments, ils ne sont guère démonstratifs. Il s'esclaffe :
« Il y a des exceptions quand même ! » Néanmoins, il n'est pas loin d'être
d'accord puisqu'il ajoute : « Vous savez, moi, je viens de Munich. C'est
presque comme une ville du nord de l'Italie. Ma rigueur germanique est
corrigée par une fantaisie italienne. » On se dit qu'il s'agit sans nul
doute d'une combinaison idéale.
La France va littéralement succomber
à son charme en 2010, avec son interprétation saisissante de Werther,
l'opéra de Jules Massenet, mis en scène par Benoît Jacquot à l'Opéra
Bastille. Le critique musical, Thierry Hillériteau, résume l'impression
générale : « Son heure est venue. À 40 ans, le ténor allemand Jonas Kaufmann
est en pleine possession de ses moyens, et ceux-ci promettent de tout
emporter sur leur passage. Il y a d'abord son timbre : sombre, mâle,
volcanique. Un soleil noir monté comme une éclipse dans les cieux lyriques
de ces dernières années. » On évoque une présence sur scène captivante, son
regard de charbon, son romantisme déchirant. On songe que plus rien
n'arrêtera sa marche triomphale.
Et pourtant. En 2016, voilà que sa
voix lui joue un mauvais tour. On raconte qu'une veine a éclaté sur une de
ses cordes vocales. Le ténor est contraint au repos, réduit au silence. Que
peut-il arriver de pire ? Pourtant, il s'était jusque-là montré conservateur
avec sa voix, rappelant combien « c'est un instrument délicat », précisant
qu'il convient « de ne pas tenter d'aller au-delà de ses limites ». Il sait
que, si elle est son bien le plus précieux, elle n'est pas à l'abri de la
fragilité. Au cours de ses quatre mois d'arrêt forcé, il a dû se poser
beaucoup de questions et réfléchir à l'enchaînement frénétique de ses
performances sur les scènes du monde entier.
C'est à Paris qu'il
revient en janvier dernier. Il est Lohengrin, le chevalier pur et divin de
Richard Wagner. Chacun s'interroge : a-t-il recouvré la plénitude de ses
moyens ? Il reconnaît s'être interrogé lui-même : « Oui, j'étais un peu
inquiet, pour la première fois depuis des années. Physiquement, tout était
en place mais je ressentais un peu de nervosité. Cela peut vous bloquer, le
stress, on ne peut pas respirer, se concentrer sur l'interprétation. Alors
il faut s'en débarrasser. Dès que je suis entré sur scène, ça a disparu. »
Je lui demande comment il a réalisé ce prodige. Il me fournit l'explication
la plus simple : « On ne chante pas par devoir. La joie doit l'emporter. »
L'accueil qui lui est réservé ce soir-là est à la hauteur de sa performance.
De retour à Paris
Désormais, se montrera-t-il
plus prudent pour s'éviter ce genre de déconvenue ? « Il faut trouver un
équilibre entre les différents rôles qu'on interprète. Il faudrait aussi ne
pas enchaîner les tournées, pouvoir retourner chez soi, s'aménager des
pauses. Mais bon, tout ça, c'est très théorique. En réalité, ça ne marche
pas. Il arrive des choses, des rôles, au dernier moment, que je ne peux pas
refuser. Je dois aussi rattraper les engagements que j'ai annulés. » Et
d'ajouter, un brin fataliste : « Vous savez, je connais mon emploi du temps
des cinq prochaines années. » En filigrane, il évoque la difficulté qu'il y
a à concilier vie personnelle et carrière. On se souvient qu'en 2014, sur
son site Internet officiel, ces quelques mots étaient apparus : « Margarete
Joswig (la mezzo-soprano) et Jonas Kaufmann souhaitent informer par la
présente qu'ils se sont séparés, après quinze ans de vie commune. »
L'annonce publique avait d'autant plus frappé les esprits qu'en règle
générale, les artistes lyriques préservent jalousement leur intimité.
Margarete et lui ont trois enfants. Tutoyer les sommets provoque parfois des
dommages. Aux dernières nouvelles, le beau Jonas (qui affirme qu'il a « vécu
son physique plutôt comme un handicap car les critiques ont mis du temps à
me prendre au sérieux ») aurait retrouvé l'amour.
Cet automne, il est
de retour à Paris pour la version française de Don Carlos composé par Verdi,
en compagnie des quatre plus grands chanteurs du moment : Sonya Yoncheva,
Ludovic Tézier, Elina Garanca et Ildar Abdrazakov. Il s'agira indéniablement
de l'un des évènements lyriques mondiaux de l'année. Comment appréhende-t-il
de chanter en français ? « Cela donne une couleur différente, la langue
change le caractère de la musique. » Au-delà de cet exercice particulier, il
prétend aimer également le répertoire français : « Il y a souvent des
nuances, des changements vocaux, de la force puis de la douceur. » Que
pense-t-il des metteurs en scène français ? Il parle aussitôt d'Olivier Py
qui l'a dirigé dans Le Trouvère à Munich. « Il est fou, il brûle, il est
incandescent, dans ses yeux on voit la passion, il n'est pas « mainstream »,
il est inattendu, ce n'est pas toujours facile de travailler avec lui mais
ça produit des résultats extraordinaires. » On devine qu'il lui envie cette
incandescence, on comprend qu'il lui reste de la liberté à conquérir, de la
démesure à prouver.
Se pose alors la question de l'après. Les ténors
ont souvent des carrières longues mais ils redoutent aussi parfois de
décevoir, de vaciller de leur piédestal. Il n'en est pas là. Mais « devenir
acteur de cinéma, par exemple ? » Il sourit : « Je ne dis pas non. »
Le retour à Paris
Jonas Kaufmann est de retour à
l'Opéra de Paris dans le rôle-titre de Don Carlos de Verdi, en français, à
partir du 10 octobre, après avoir chanté Lohengrin sur la scène de Bastille
en début d'année. « Il n'est pas seulement la plus grande voix de ténor
actuel, embrassant un répertoire immense de Wagner à Verdi, via Puccini.
C'est aussi et surtout un artiste à part entière et l'un de ceux qui
réfléchit le plus à son personnage », indique Stéphane Lissner, directeur de
l'Opéra de Paris. « Il est toujours à la recherche du dialogue théâtral et
musical tant avec le metteur en scène que le chef, en conservant en
permanence un esprit d'ouverture. » Son retour parisien est aussi
emblématique de la politique de « grandes voix » de Stéphane Lissner : « À
ce niveau, toute est une question d'envie. J'ai la chance d'avoir tissé
depuis de longues années des rapports de confiance avec ces stars. Elles
viennent à Paris pour l'intérêt des projets qu'on leur propose et pour le
plaisir d'y chanter. Pas pour l'argent », précise le directeur, pas peu fier
d'annoncer qu'il « tient » ses budgets - soit en moyenne 82 000 euros par
soir pour les cachets des chanteurs et du chef. G. D.
« Don Carlos »,
de Verdi, dirigé par Philip Jordan, du 10 octobre au 11 novembre, Opéra
Bastille, www.operadeparis.fr
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