Télérama, Sortir, 09/12/2015
Judith Chaîne
 
“Damnation de Faust” : Jonas Kaufmann, le ténor chéri de la planète lyrique
Foto: Jérome Bonnet/Télérama
Si la mise en scène contemporaine du Letton Alvis Hermanis ne fait pas l'unanimité, le chanteur d'opéra allemand parvient une nouvelle fois à tirer son épingle du jeu. A 46 ans, Jonas Kaufmann est au sommet de son art.

Si seulement il se contentait de bien chanter, cela resterait raisonnable. Mais il a une voix d'or, un physique de jeune premier et l'intelligence chevillée aux idées. Jonas Kaufmann est une idole. Après Carmen de Bizet aux Chorégies d'Orange cet été et Ariane à Naxos de Strauss en octobre dernier au Théâtre des Champs-Elysées, le ténor chéri de la planète lyrique revient sur les planches de l'Opéra Bastille, où il a tant brillé naguère en Werther. L'occasion, pour lui, de reprendre un autre grand rôle du répertoire français, Faust, dans une nouvelle production de La Damnation de Faust de Berlioz.

Un homme libre

1969, naissance à Munich. Dès l'âge de 4 ans, Jonas Kaufmann aimerait jouer du piano comme sa soeur aînée, mais ses mains sont encore trop petites. Le garçon intègre alors un choeur d'enfants. Là, lorsque pour la première fois il chante à l'unisson avec ses camarades, la puissance de la musique s'empare de tout son être : premier choc. Dans la galaxie Kaufmann, la grand-mère maternelle chante, le grand-père paternel, amoureux fou de Wagner, se met au clavier le dimanche, la partition de Parsifal ou de Siegfried devant lui, qu'il lit jusqu'au bout, interprétant tous les rôles ! Le ténor confie aujourd'hui que ces moments où, assis près du patriarche, il écoutait religieusement restent des souvenirs merveilleux : « Même si ce n'était pas parfait, qu'il ralentissait aux endroits difficiles, j'étais fasciné ! » A l'âge de 8 ans, le piano entre dans sa vie pour ne plus le quitter, mais le virus du chant est là. Ses parents, curieux, cultivés et fidèles abonnés de salles de concerts et de théâtre, finissent par l'emmener à une représentation jeune public d'un opéra de Puccini : second choc ! Le monde qu'il découvre, (musique, costumes, théâtre) Jonas Kaufmann se dit qu'un jour il sera sien.

Au début des années 90, après quelques semestres de mathématiques à l'université, Jonas Kaufmann entre à l'Ecole supérieure de musique et de théâtre de Munich. En boucle, il écoute Fritz Wunderlich, dont il admire l'engagement émotionnel ; Luciano Pavarotti, qui se cantonnera, certes, au répertoire italien, mais avec un tel génie ; Jon Vickers, avec son timbre si particulier, et bien d'autres qui, tous, prennent place dans son palais. A les repasser sur sa platine, le jeune chanteur comprend que les copier serait une erreur. Les choses s'enchaînent : deux années de troupe au Théâtre national de la Sarre ; quelques conseils de Hans Hotter, la grande basse ; et la rencontre décisive, en 1995, avec le baryton américain Michael Rhodes, qui lui permettra de trouver SA voix en revoyant de fond en comble toute sa technique. Une révélation autant qu'une libération : Jonas Kaufmann a pris confiance en lui.

Un timbre de bronze

1995, Il a 25 ans et le monde entre ses mains. Jonas Kaufmann, qui a étudié le latin et le grec ancien, parle avec la même aisance l'allemand, l'anglais, le français et l'italien. A la manière d'un Placido Domingo, il peut donc tout chanter et va le prouver. Pas à pas, il construit sa carrière, sans jamais se laisser griser et, du même coup, griller son instrument. Chaque prise de rôle se décide avec soin, le ténor bavarois préférant renoncer que de chanter trop tôt des héros, certes séduisants, mais dangereux, comme les grands de Wagner ou de Verdi. Malgré cette prudence, l'ascension n'est pas facile. Lorsque, comme lui, on est aimé des dieux, on fait des jaloux : un timbre de bronze, des aigus lumineux, des graves enveloppants, un phrasé élégant et un legato d'une rare noblesse... Le tout doublé de l'allure ténébreuse des héros romantiques ! Jonas Kaufmann est LE divo assoluto. Il lui faudra batailler pour être reconnu comme artiste à part entière et non un produit de maison de disques.

Avec les années, Jonas Kaufmann s'est imposé. Il est devenu le ténor dramatique que toutes les scènes du monde s'arrachent (de 16 000 à 20 000 € par représentation pour un opéra). Puccini, Verdi, Wagner, Mozart, Massenet, Strauss, Beethoven ou Bizet : il incarne chaque rôle avec un investissement tel qu'il donne à penser au spectateur que c'est la dernière fois qu'il interprète cette oeuvre. « Etre sur scène est finalement très impudique, confie-t-il alors qu'il démarre les répétitions de La Damnation de Faust de Berlioz à l'Opéra de Paris. En chantant, on se met totalement à nu ! Et en même temps, il n'y a qu'avec cette sincérité, ce don de soi, que cela m'intéresse. » Pour pimenter ses saisons, il s'autorise des remplacements au pied levé. « Je crois que la fragilité est à cultiver. » Autre exercice sans filet : le récital. Jonas Kaufmann, accompagné de son fidèle ami pianiste, Helmut Deutsch, y excelle, réussissant à chanter le Voyage d'hiver, de Schubert, au Metropolitan Opera (4 000 places) en donnant au public l'impression qu'il leur chuchote des mélodies à l'oreille. Car, dit-il : « Chanter piano est bien plus difficile que de donner du volume. »

2015, à 46 ans, Jonas Kaufmann est donc en pleine gloire, alliant maturité et séduction. Son récital Puccini est un succès discographique, tout comme l'intégrale d'Aïda, de Verdi, enregistrée en studio — fait devenu rarissime — sous la baguette du complice de toujours, Antonio Pappano. Son agenda est rempli jusqu'en 2021. La rançon de la gloire même s'« il est vertigineux de se projeter si loin, confie-t-il. Comment sera ma voix dans cinq ans ? Nul ne peut le prédire ! » Malgré ça, il se lance. Nous l'entendrons dans Othello de Verdi et Tristan et Isolde, de Wagner, au cours des années à venir. Deux rôles aussi lourds que fascinants ; deux oeuvres puissantes avec lesquelles il devrait ensuite passer de longues années. Prudent et insolent à la fois, Jonas Kaufmann reste un homme libre.








 
 
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