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Le Monde, 05.04.2014 |
Marie-Aude Roux |
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Jonas Kaufmann, « wunderténor »
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On doit à Jonas Kaufmann l'une de nos plus belles soirées lacrymales.
C'était à l'Opéra Bastille, en janvier 2010. Le ténor allemand chantait le
dernier acte du Werther de Massenet dans la mise en scène sensitive de
Benoît Jacquot. Couché dans sa petite chambre, le poète goethéen suicidé par
amour adressait un dernier adieu au monde. La magie de l'orchestre dirigé
par Michel Plasson, le clair-obscur modulé de cette voix qui s'y fondait,
comme dépolie par le grain d'un invisible sablier, la diction habillée de
chair et d'émotion, tout cela produisait un effet irrésistible et délicieux.
L'homme en gilet jaune mourait : comme Charlotte, la salle laissait couler
ses larmes.
Ce 27 mars, c'est par un grand rire que la présence de
Jonas Kaufmann s'est incarnée dans le hall de l'Hôtel Méridien de Barcelone.
La discussion avec le pianiste Helmut Deutsch, son ancien professeur à la
Musikhochschule de Munich, est animée. Avec celui qui est devenu son
accompagnateur attitré, Jonas Kaufmann a enregistré son premier Voyage
d'hiver schubertien, récemment publié chez Sony. Il doit le chanter au Grand
Théâtre du Liceu, avant Genève puis Paris, le 8 avril, dans la série Les
Grandes Voix au Théâtre des Champs-Elysées. « Ce cycle est pour moi
l'aboutissement de l'art schubertien, explique Jonas Kaufmann. C'est aussi
le plus difficile à interpréter pour une âme jeune, car la mort rôde dès le
début. J'ai dû attendre avant de pouvoir le proposer au public. »
Ces
dix dernières années ont vu le Munichois triompher sur les scènes
internationales. Il est « le ténor dramatique qu'on attendait », voix
profonde et flexible, timbre doux et sauvage, capable de nuances infinies et
d'une grande puissance de projection. Jonas Kaufmann a imposé un lyrisme où
l'arachnéen de pianissimos filés jusqu'à la rupture le dispute aux soleils
d'aigus éclatants.
« JE SUIS D'UNE NATURE PASSIONNÉE »
Doté d'un physique de jeune premier, le ténor aux boucles romantiques
est un enchantement scénique. D'autant qu'il possède la même aisance dans
l'opéra français, qu'il prosodie admirablement (Carmen, de Bizet, La
Damnation de Faust, de Berlioz, Werther de Massenet), l'opéra allemand, où
il a conquis le blason de grand ténor wagnérien (Les Maîtres chanteurs, La
Walkyrie, Lohengrin, Parsifal), ou le répertoire verdien (La Traviata,
Otello, Rigoletto, Don Carlo, Il Trovatore) et puccinien (Tosca). Une
prolixité dont il revendique la nécessité. « Dans ce métier, le plus
important est de préserver le désir. Je suis d'une nature passionnée et
cette versatilité même est fondamentale pour moi. »
La France a
découvert Jonas Kaufmann en 2003. Il remplaçait au pied levé son compatriote
Dietrich Henschel – Schubert, déjà – dans un récital strasbourgeois. S'il
n'a pas tout de suite explosé à Paris en 2004, c'est que l'Opéra Bastille ne
lui avait confié que le rôle de Cassio dans Otello, avant le rare
Fierrabras, de Schubert, au Théâtre du Châtelet deux ans plus tard. C'est
donc en 2005, au Metropolitan Opera de New York, que la bombe Jonas Kaufmann
a éclaté dans le ciel lyrique avec La Traviata : Kaufmann est Alfredo aux
côtés d'Angela Gheorghiu, avant la production parisienne de Christoph
Marthaler en 2007. Entre- temps, il a bouleversé les standards du rôle de
Don José dans la Carmen de Bizet montée à Londres en 2006, au point de
rendre incohérent le fait que la Carmencita d'Anna Caterina Antonacci puisse
lui préférer le Toréador.
LE CHEMIN DE LIBERTÉ EST SANS
RETOUR
Séduisant à la scène comme à la ville, où il
s'habille en ado – Nike rouge et noir, blouson et T-shirt plastronné d'une
salamandre –, Jonas Kaufmann est aussi le Florestan sans rival du Fidelio
beethovénien de l'Opéra de Paris en 2008, avant le Werther qui mettra Paris
à ses genoux. « C'est vrai que je peux aujourd'hui choisir mes partenaires,
convient-il. Outre l'émulation qu'il y a à côtoyer les meilleurs, c'est
aussi pour moi la garantie d'être à la hauteur des exigences que les maisons
d'opéra ont mis en moi en m'engageant cinq ans auparavant. »
Pour
avoir réentendu le Werther de Jonas Kaufmann en février au Metropolitan
Opera de New York, pas de doute : le ténor allemand est de ceux dont le
chemin de liberté est sans retour. « Il n'y a aucune différence pour moi
entre une prise de rôle et la vingtième représentation. Tout est remis à
zéro chaque soir : ce sont toujours les émotions qui guident ma voix. »
Jonas Kaufmann parle un français volubile et cahoteux, dont il peaufine
la juste expression, lui qui refuse de chanter dans une langue qu'il ne
parle pas. Regard direct, geste prompt, le sourire filant des yeux aux
lèvres, la chaleur courtoise n'exclut pas la fermeté du ton. Une dynamique
qu'il entretient dans ses rapports avec les metteurs en scène, quand bien
même un certain Enlèvement au sérail, de Mozart, par le Norvégien Stefan
Herheim au Festival de Salzbourg en juillet 2003, lui a laissé un souvenir
plus que mitigé.
Amoureux de la scène, lui que ses parents amateurs
d'art emmenaient, enfant, au théâtre et à l'opéra et qui s'y projetait,
Jonas Kaufmann est un partenaire attentif et plus encore une force de
proposition. « Je ne crois pas qu'un chanteur puisse décider a priori si une
proposition scénique marche ou ne marche pas, déclare-t-il. Mais je suis
toujours à l'affût de nouvelles idées et j'aime apporter ma propre
contribution. Cela fonctionne dans presque tous les cas. » Difficile
d'imaginer le contraire tant Jonas Kaufmann apporte l'essentiel : la
jouissance vertueuse d'un artiste en pleine possession de moyens
extravagants. « Ma voix me permet d'exprimer pleinement tout ce que je suis
et ça me rend heureux », acquiesce le ténor dans un rayonnant sourire.
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