Un Diapason d'or, a fortiori un Diapason d'or de l'année, ce n'est
pas seulement un des plus beaux disques du moment, c'est bien plus que cela.
Ce n'est plus une élection, c'est un plébiscite! Invités à voter
pour notre «artiste de l'année », les lecteurs de Diapason et les auditeurs
de France Musique ont choisi sans hésiter Jonas Kaufmann en lui offrant 42 %
de leurs suffrages. Score sans appel pour un scrutin à tour unique, écrasant
littéralement le candidat arrivé en deuxième position avec un petit 10 % des
voix.
Le plus étonnant (mais est-ce si étonnant que cela?) c'est que
le ténor munichois n'est pas récompensé pour un programme de raretés emballé
avec soin par quelques experts en marketing, mais pour une œuvre déjà
enregistrée d'abondance, un des piliers des annales du lied, La Belle
Meunière. Est-ce à dire qu'il s'agit d'une version «pour aujourd'hui», ce
que l'on peut faire de mieux dans un contexte de soi-disant décadence du
chant, mais qui ne saurait se comparer aux bandes historiques que l'on
vénère depuis des décennies? Absolument pas: cette nouveauté bouleverse
toute la discographie du cycle schubertien. Aux oreilles de nombreux
mélomanes patentés (j'en connais), elle est même «la» version à écouter en
priorité, celle qui règle sans discussion la question interprétative par son
absence totale d'artifice, une sincérité des moyens et de l'expression qui
renvoient à des âges très lointains. Le miracle Kaufmann réside en cela: il
n'est pas seulement un des plus grands ténors actuels, mais un des plus
grands de tous les temps, dont le Lohengrin, le Florestan ou, en
l'occurrence, le meunier de Schubert, se mesurent sans pâlir aux mythes du
passé. Que les vestales de la nostalgie révisent leur bréviaire, les dieux
ne sont pas tous morts, notre époque aussi a les siens.
Ses
dieux et ses déesses, telle Isabelle Faust, dont les Sonates et Partitas de
Bach changent aussi la face du monde discographique, tout comme les
Nocturnes de Chopin par Nelson Freire, deux autres fleurons de notre
Palmarès 2010 (cff p. 8). Car un Diapason d'or, a fortiori un Diapason d'or
de l'année, ce n'est pas seulement un des plus beaux disques du moment,
c'est bien plus que cela: une référence qui s'inscrit dans une longue
histoire de l'interprétation et qui est appelée à garder, au sein de cet
héritage, une place de premier plan. Ainsi en est-il de toutes les gravures
que nous avons distinguées, y compris, donc, dans des réper-toires très
fréquentés, qu'il s'agisse des concertos de Rachmaninov par Simon Trpceski,
des motets de Bach par Masaaki Suzuki, des symphonies de Haydn par Marc
Minkowski, des Suites de Louis Couperin par Christophe Rousset, des
Prokofiev du Quatuor Pavel Haas ou des Chostakovitch du Quatuor Prazak.
Bien sûr, notre jury, qui allie des critiques de Diapason à des
producteurs de France Musique, a aussi élu des gravures qui explorent des
territoires moins familiers. Quoi de plus naturel en ces heures où le
mouvement baroque montre toujours autant de vitalité, suscitant de
salutaires redécouvertes ou réévaluations, tels ces concertos pour basson de
Vivaldi auxquels le virtuose Sergio Azzolini rend leurs lettres de noblesse,
ou ces airs inédits de Jean-Chrétien Bach que Philippe Jaroussky transcende
de son timbre céleste.
Nous n'avons pas oublié non plus que la
musique est un art vivant, qui s'enrichit en permanence d'œuvres nouvelles,
ce dont le disque rend compte hélas de façon trop parcimonieuse; en ce
domaine, nous avons parié (sans grand risque!) sur l'étonnante Symphonie du
Jaguar de Thierry Pécou et sur une anthologie de pièces d'Olivier Greif,
immense créateur trop tôt disparu il y a tout juste dix ans et dont le temps
semble aujourd'hui venu. Et comme l'honneur et le devoir de la critique sont
aussi (avant tout peut-être) de discerner les talents naissants, nous
n'avons pas manqué de récompenser le premier récital du jeune Vittorio
Grigolo qui ressuscite un art que l'on croyait perdu depuis le départ de
Pavarotti, celui du ténor italien. Il y en a donc pour tous les goûts dans
cet aréopage. Diapason d'or de l'année 2010, telle est la dénomination
officielle: semblable à celles que l'on emploie en œnologie pour désigner
les meilleurs millésimes, ceux auxquels les saisons qui passent donnent
encore plus de saveur et de valeur.
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