qobuz.com/Classica, 2 avril 2009
Par Pauline Sommelet
 
Butterfly sur les terres de Tosca
De l’extérieur, l’Auditorium Parco della Musica ressemble à une immense baleine d’acier qui se serait échouée dans les premiers faubourgs de Rome. Signé Renzo Piano, il bruisse en ce 14 juillet 2008 des premières mesures de Madame Butterfly. En fin d’après-midi, pour éviter aux artistes les fatigues superflues de la canicule, Antonio Pappano entame la deuxième semaine d’un enregistrement studio d’une nouvelle version de l’œuvre la plus poignante de Puccini.

Pour l’occasion, Emi Classics s’est offert une équipe de haut vol. À la baguette, Antonio Pappano, le maestro britanno-italien. Dans le rôle de Cio-cio San / Butterfly : Angela Gheorghiu, la soprane star de la firme britannique. Quant au personnage peu sympathique de Pinkerton, le colon américain qui abandonne sa très jeune femme japonaise pour épouser une de ses compatriotes, c’est Jonas Kaufmann, le ténor ténébreux du moment, qui s’y colle. « C’est un impératif lorsque l’on décide de se lancer dans une production ex nihilo, initiative rarissime à notre époque, explique David Groves, le producteur. La majorité des intégrales d’opéra sont des captations en live, retouchées ensuite en studio pour en gommer les imperfections. Cela coûte très cher de mobiliser un orchestre durant deux semaines – en l’occurrence celui de l’Academia Santa Cecilia, dont Antonio Pappano est directeur musical depuis 2005 —, il faut donc une œuvre très populaire, et des chanteurs de l’envergure d’Angela et de Jonas ».

Ce dernier, arrivé la veille de Zurich où il chantait Carmen, plonge directement dans le bain d’une équipe qui travaille depuis 8 jours. « Nous avons commencé par enregistrer toute la musique amère et triste, jusqu’à la mort de Butterfly, explique le maestro. Aujourd’hui, nous allons nous attaquer au duo d’amour de la fin du premier acte, et c’est vraiment un souffle d’air frais pour tout le monde ». Excepté pour le ténor, qui doit fournir une concentration accrue afin de se mettre au diapason des musiciens et des autres chanteurs. Pour l’heure, en jean et en T-shirt, il esquisse quelques mouvements de gymnastique tandis que l’orchestre reprend des passages sans les chanteurs. Angela Gheorghiu, juvénile à souhait dans une robe vert prairie, papote avec lui en attendant le début de la scène, tandis qu’Antonio Pappano, bouteille d’eau à proximité et serviette pour s’éponger le front, encourage l’orchestre de ses indications tel un entraîneur de boxe : « Ecoutez, la musique elle-même est déchirante, donc j’ai l’impression qu’il ne faut pas toujours éviter le pathos. Allez-y ! » Message reçu : les cuivres se déchaînent, ce qui n’empêche pas le premier violon, quelques mesures plus tard, de distiller un solo d’une douceur extrême.

Première formation symphonique d’Italie, l’orchestre de Santa Cecilia n’en possède pas moins une solide tradition lyrique (n’a-t-il pas enregistré, il y a tout juste 50 ans, une Madame Butterfly d’anthologie sous la direction de Tullio Serafin, avec la Tebaldi et Carlo Bergonzi dans les rôles titres, dans le but avoué de concurrencer la version gravée par Karajan avec la Callas et l’orchestre de la Scala ?). L’âge d’or des éditions des années 1950 et 60 s’est toutefois un peu tari dans les années 1970 pour reprendre avec Leonard Bernstein et La Bohème enregistrée en 1987. « Pour être un orchestre symphonique, il n’en est pas moins italien, et comme tel il a l’opéra dans le sang, explique Mauro Buccarelli, le programmateur de l’Académie. Des œuvres comme celles de Puccini ou Verdi nous sont très familières. Pour les musiciens, c’est un travail très stimulant, surtout grâce aux rapports qui se sont créés avec Antonio Pappano. C’est sans doute l’un des chefs qui a le plus enregistré d’opéras au monde, étant donné son âge. Il aime les chanteurs, et cela se voit, s’entend surtout ! »

En effet, Angela Gheorghiu et Jonas Kaufmann, qui se lancent dans le fameux « Bimba, bimba, non piangere » (« enfant, enfant, ne pleure pas… »), reviennent sans cesse, du regard, au maestro. Ce dernier, tout en chantant à mi-voix avec eux, semble les (sup)porter durant ces mesures d’une intensité dramatique rarement égalées, qui résument parfaitement la tonalité générale de l’œuvre. « Depuis 1993, date à laquelle j’ai chanté Carmen avec lui à Bruxelles, j’ai décidé de faire mes disques avec « Toni », déclare Angela Gheorghiu d’un ton qui n’admet pas la contradiction. On se comprend d’instinct, sans avoir besoin de se parler. C’est très important, pour ce genre des projets « endurants », de ne pas avoir à argumenter sur chaque note. Lui et moi, on fait corps. Je regarde ses yeux et ses mains, lui me voit et hop, l’alchimie se fait ». En effet, la soprane, tout en souplesse, esquisse avec chaque note des mouvements de danse, comme si elle devait se libérer de la gravité terrestre pour donner à sa voix sa justesse aérienne et pourtant onctueuse. Comme si, aussi, elle présentait son chant au maestro qui prend alors des airs de pygmalion. Elle confirme : « C’est une offrande qui lui est destinée, exactement. C’est tout à fait ça ».

Le ténor allemand, plus statique, confère à Pinkerton une virilité chaude, presque caféinée, assez impressionnante. Impossible de ne pas se sentir, telle Butterfly, comme « un petit papillon percé d’une épingle et fixé à une planchette » par l’aura de séduction qu’il dégage. « Lors d’une production en studio, il faut créer virtuellement la scène d’opéra et sa tension dramatique, surtout dans un passage aussi chargé émotionnellement que celui-ci, explique-t-il. En général, c’est difficile de monter au même niveau d’adrénaline que celui que l’on peut atteindre devant un public. Ici, l’orchestre nous aide beaucoup, car il apporte une atmosphère très intense. Mais pour ma part, j’ai besoin de l’émotion du jeu, des décors et de la mise en scène pour faire naître les couleurs qui sont dans ma voix. »

Pour Angela Gheorghiu, c’est l’inverse :
« La scène et ses costumes ne comptent pas pour moi. J’aime aborder un nouveau rôle avec un enregistrement, car je n’ai pas cette expérience théâtrale qui fait que je risque de me copier moi-même. Il règne une spontanéité, on pourrait même dire une virginité, qui sont incomparables. »

En dépit de cette divergence minime, les deux chanteurs prennent un plaisir évident à chanter ensemble. Sur le plateau de l’auditorium, alors que l’heure tourne et que la fatigue commence à guetter, Pappano ne laisse personne en repos et sollicite sans relâche ses musiciens : « Allez ragazzi, exprimez cette vague de la mesure 111, n’en ayez pas peur, dai (allez, en italien, ndlr) ! ». Plus tard, il explique : « La concentration, c’est le nerf de la guerre. Une des choses qui ne pardonne pas dans un studio, c’est l’indifférence. Mon rôle consiste à soutenir en permanence mes musiciens pour qu’ils consacrent toute leur énergie à séduire le micro. Cela requiert de la volonté et de la musicalité, mais aussi le souci d’exprimer des émotions bien précises, sans se laisser déborder par les sentiments. » De temps en temps, le maestro s’interrompt pour saisir le téléphone qui le relie à la régie, ce saint des saints de l’auditorium d’où David Groves analyse chaque note en compagnie de l’ingénieur du son. L’implication du maestro porte ses fruits. Grâce à son énergie, les musiciens retrouvent le souffle qui leur a manqué un moment, et donnent à l’orchestre son véritable rôle : celui d’un protagoniste à part entière, qui confère à l’opéra toute sa densité. « On dirait que Puccini a conçu sa musique comme s’il écrivait la bande originale d’un film, fait remarquer Angela Gheorghiu, qui ne cache pas son enthousiasme pour le compositeur. Depuis la durée des airs et des duos, jusqu’à la façon dont il a envisagé l’orchestration. C’est un dialogue permanent avec nous, jamais un simple accompagnement. C’est très cinématographique. La simple écriture musicale permet de visualiser les scènes. J’aime beaucoup cela. » Avant d’ajouter, mutine : « Si j’avais vécu à l’époque de Puccini, je serais tombée amoureuse de lui. J’aurais adoré devenir sa muse, pouvoir discuter des rôles avec lui comme l’a fait, en son temps, une des mes compatriotes, Hariclea Darclee. Elle a créé le rôle de la Tosca, et sans elle, nous n’aurions pas le célébrissime « Vissi d’arte ». C’est elle qui l’a réclamé à Puccini pendant les répétitions. Moi, je lui demanderais de me laisser un peu tranquille pendant le 2e acte de Madame Butterfly, parce que vraiment, je chante tout le temps ! C’est pour cela que je ne l’ai jamais risqué sur scène. »

Il est 19h50, la session de ce 14 juillet touche à sa fin. Les musiciens, fatigués, commencent à s’agiter sur leurs chaises et à délier leurs doigts pour éviter les crampes. Une dernière fois, Angela Gheorghiu reprend un passage céleste mais techniquement très difficile, le « Adesso voi siete per me l’occhio del firmamento » (« Vous êtes pour moi maintenant l’œil du firmament »), juste avant d’enchaîner sur sa prière déchirante à Pinkerton : « Vogliatemi bene, un bene piccolino, un bene da bambino, quale a me si conviene » (« Aimez-moi, un petit amour, un amour d’enfant, c’est ce qui me convient »). Le premier violon l’accompagne, solo d’une grâce fragile qui souligne toute la cruauté de ce passage pour qui connaît le dénouement de l’opéra et le destin promis à Butterfly. « Ce personnage est un chef-d’œuvre, confie Antonio Pappano. Au fil de l’œuvre, elle devient une personne avec un tel courage…On a beaucoup critiqué Puccini en disant qu’il savait comment manipuler les gens, leur arracher des larmes avec des situations dramatiques. C’est pour cela qu’il faut apporter à sa musique un soin particulier, trouver l’élégance qui réside dans sa sophistication. ». Encore fatigué et ému par l’intensité de la session, le maestro se cale un peu mieux dans son canapé avant d’ajouter, rêveur. « Vous connaissez les photos de Puccini ? C’était un personnage très bien vêtu, avec un style recherché, un peu dandy. J’ai toujours cela en tête quand je le dirige ».

8 mois de post-production et de fabrication plus tard, le maestro Pappano peut être fier de lui. « Sa » Butterfly, chef-d’œuvre d’intensité maîtrisée, offre à l’héroïne de Puccini une stature à la fois forte et délicate, que le compositeur de Torre del Lago n’aurait pas reniée.

Photos © EMI 2008






 
 
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