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Libération, 23 janvier 2017 |
Par Guillaume Tion |
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«Dans "Lohengrin", aujourd’hui, je fais attention à ma voix» |
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Après plusieurs mois d’absence sur les scènes
pour cause d’hématome aux cordes vocales, Jonas Kaufmann est réapparu
mercredi sur le plateau de l’Opéra Bastille pour chanter Wagner. Rencontre
avec un dieu ténor.
«Voyez ! Quel prodige étrange ! Comment ? Un
cygne ?» Sur la scène de l’Opéra Bastille, le chœur se presse face à la
fosse, regarde le ciel. Nous sommes au premier acte de Lohengrin, donné
jusqu’au 18 février dans une direction de Philippe Jordan. Le chef surprend.
Après un prélude en demi-teinte il domine les débats par une incroyable
sûreté de traits. L’accompagnement des chanteurs, la maîtrise des enjeux
dramatiques de cette partition composée par Wagner en 1848 forcent
l’admiration. Son orchestre est musclé et discret, un plaisir d’oreille.
Mais les 2 400 spectateurs présents ce soir-là ne sont pas venus pour
entendre les excellents choristes ou le directeur musical maison exécuter sa
recette favorite, le Wagner à la sauce française. Ils sont là pour Jonas.
«Là-bas, un cygne tire une nacelle : Un chevalier s’y tient debout !» Jonas,
ce n’est pas le baryton-basse Tomasz Konieczny, qui dans le rôle de
Telramund fait valoir sa puissance vocale parfaite. Ce n’est pas non plus le
roi, chanté par le solide René Pape. Jonas, c’est un mirage, il faut l’avoir
vu pour y croire. Une voix qui pénètre dans notre oreille sans plus jamais y
ressortir, un timbre singulier qui semble pitché dans les médiums, s’allonge
sur de doux aigus, et s’assoit dans des graves moelleux. C’est aussi une
intelligence interprétative, une carrure, une belle gueule, un sourire, un
peu de surjeu certes… Jonas, c’est l’Allemand Jonas Kaufmann, le Dieu ténor
de la décennie. Dommage qu’il soit malade. «Comme son armure étincelle !
L’œil est ébloui par un tel éclat ! Voyez, déjà il se rapproche !» Fin
septembre, Kaufmann en pleine bourre annule toutes ses représentations, à
commencer par celles des Contes d’Hoffmann, qu’il devait donner à Paris. Il
explique dans un communiqué qu’il est victime d’un hématome aux cordes
vocales. La rupture d’un petit vaisseau sanguin l’empêche de chanter. Le
problème vient d’effets secondaires d’un médicament. On apprendra plus tard
qu’il s’agit d’un cocktail aspirine-vitamine que le Munichois prenait pour
éviter d’avoir la grippe. Les annulations s’enchaînent en grappe : Hongrie,
Suède, Madrid, Japon, Monte-Carlo… Kaufmann a même renoncé à sa
participation à l’inauguration de l’Elbphilharmonie les 11 et 12 janvier. Ne
chantera-t-il plus ? Si. Son retour est prévu le 18 janvier, jour de la
première de Lohengrin à Bastille. Nous savons qu’il est à Paris depuis la
fin décembre et que les répétitions se sont bien déroulées. Sera-t-il là à
la première ? «Le cygne tire une chaîne en or ! Un prodige !» Sur la scène
de l’Opéra Bastille, le chœur s’écarte. Lohengrin est là. C’est Jonas
Kaufmann. Allongé sur le flanc, dos au public. Lequel retient son souffle.
Jonas est là mais on ne voit pas son visage, et on n’entend pas sa voix…
Jonas chante, mais tourné vers le mur du lointain, la salle n’entend rien…
Sa gorge charrie-t-elle comme avant l’afflux sanguin ? Sa voix est-elle
altérée ? Sa voix… il se retourne, se relève, il chante… Mein Gott ! «Un
prodige est arrivé, un prodige inouï tel que jamais l’on n’en vit !» Le
revoilà ! Jonas Kaufmann, ses boucles brunes et sa voix d’ambre, face
public, en pleine forme. Il se retient de prime abord, mais dans la lumière
du IIIe acte, il étincelle. Il surgit pieds nus dans une mise en scène de
Claus Guth où Lohengrin, le héros du Graal, est traité sur le mode trivial
de l’humain en doute. Pas de cygne, pas d’armures mais de la simplicité dans
un environnement grandiose (même les scènes intimes du IIe acte sont
grandiloquentes) où, comme à sa mauvaise habitude, Guth fait se côtoyer les
doubles des protagonistes à longueur de spectacle (la jeune Elsa et son
frère s’invitent dans de nombreuses scènes comme autant de flash-back
didactiques). Mais le suc du personnage est là. Guth le saisit dans son
ambivalence, cette confrontation entre l’être charismatique que tout le
monde suit et l’homme incapable de se connaître lui-même, à la manière d’un
Kaspar Hauser, et qui ont donné lieu à de multiples réinterprétations, du
sauveur politique à l’artiste marginal. Kaufmann, qui chantera le rôle tout
le mois de janvier et laissera sa place ensuite à Stuart Skelton, se coule
dans cette mise en scène, qu’il a déjà pratiquée à la Scala en 2012, avec un
supplément d’incarnation, lui le Lohengrin vocal dont l’aura surnaturelle a
fait les frais depuis quatre mois d’une bête explosion de veinule.
Maintenant que la plaie est cautérisée, le ténor nous raconte, le lendemain
de la première, la façon dont il est revenu de son «fernem Land», ce pays
lointain de la maladie.
Qu’avez vous fait pendant quatre mois
?
Rien. Malheureusement, il n’était pas clair au début que
cela durerait aussi longtemps. Autrement, je serais parti en vacances.
Les décisions se prenaient d’une semaine à l’autre. Je suis resté avec mes
enfants. J’ai fait du sport, j’ai lu, je suis allé au cinéma, je ne parlais
pas beaucoup. Pour moi, c’est comme respirer, c’est très difficile de ne pas
parler…
Vous n’aviez pas le droit de parler ?
Presque. Doucement en tout cas, et pas trop. Le chant, c’est une chose
qu’on apprend, avec un professeur qui vous enseigne ce qui est bon ou pas
pour la voix. Mais la parole a été formée sans direction et n’est pas
forcément idéale. Pour la voix, parler est plus dangereux que chanter.
Vous étiez inquiet pour la suite de votre carrière ?
Bien sûr. Même s’il était acquis dès le début que cet hématome
passerait. En même temps, après une période de deux mois, je me suis dit :
«Quand même… est-ce que les médecins savent tout ou est-ce qu’ils ne m’ont
pas tout dit ?» Il y a aussi eu une période où ma voix était presque
revenue. Les médecins m’avaient autorisé à chanter, mais cela s’est ouvert
une seconde fois. J’ai dû arrêter de nouveau, pour six nouvelles semaines.
Je me suis dit que cette fois j’allais attendre bien plus que ce que les
docteurs me diraient. Mi-décembre, j’ai eu leur feu vert. Mais j’ai repris
début janvier. Ils préconisaient de chanter un quart d’heure trois fois par
jour, et j’ai repris par phases de dix minutes. On me disait que j’avais
besoin de travailler davantage pour reprendre de la confiance. Je leur
répondais : non, la confiance est psychologique, je sais que je serai
capable de chanter si je reprends de manière plus douce, comme ce que je
suis en train de faire. Et le résultat est bon, donc… (il tape trois fois
sur la table, comme s’il touchait du bois) c’était bien que j’attende
autant.
Est-ce que cet hématome a changé quelque chose dans
votre voix ou votre façon de chanter ?
Peut-être un petit
peu. Je ne vais pas annuler d’autres projets, car je sais que je suis
capable de tout mener à bien avec ma voix redevenue impeccable. Mais… (il
réfléchit) peut-être que ce n’est pas audible pour le public, ou j’espère
que ce n’est pas audible, mais pour moi il a fallu trouver un chemin entre
l’interprétation idéale et la façon de chanter idéale pour le salut de la
voix. Le chant techniquement idéal, selon moi, n’est pas celui qui touche le
public. Moins que l’autre, celui qui contient les émotions, qui est un peu
plus risqué, et que j’ai toujours préféré. Aujourd’hui je dois aller
peut-être un tout petit peu vers la sécurité pour préserver ma voix. J’ai
pensé, hier sur scène, aux techniques vocales, ce que normalement je ne fais
pas. D’habitude, je chante et je suis mes émotions sans faire attention à la
voix. Mais hier soir, j’ai dû faire attention. Physiquement tout allait
bien. Psychologiquement il y a toujours un doute. On ne peut être sûr à 100
% que tout ira bien.
Lohengrin est un rôle compliqué mais il
vous offre un premier et troisième acte extraordinaires pour un retour…
Non, Lohengrin n’est pas facile, le rôle a toujours ce caractère on-off
: un chant très doux ou très puissant. Techniquement il faut être parfait,
pour ne pas se tromper mais aussi pour ne pas avoir de problème dans le IIIe
acte. (il rit) C’est aussi une question d’énergie : après le premier acte,
j’ai une pause d’une heure dix. Si je ne suis pas bien préparé à mon retour,
c’est la débâcle. Je fais donc une deuxième préparation complète. Après le
premier acte, je mange un peu et je chauffe à nouveau ma voix comme si je
commençais un nouvel opéra. Beaucoup de collègues m’ont dit : «Mais tu es
fou ! Pourquoi tu commences par Lohengrin ?» Il aurait été plus facile de
commencer par Andrea Chénier [qu’il chantera en mars à Munich, ndlr]… mais
Andrea Chénier ce n’est pas facile quand même !
Vous auriez
pu annuler Lohengrin par précaution ?
Oui, mais ç’aurait été
dommage. Car ce Lohengrin est idéal. Avec Philippe Jordan, tout est facile,
il a la capacité de donner une transparence dans l’orchestre, mais aussi
dans le chœur. Dans les grands ensembles, normalement on pourrait même ne
pas chanter car personne ne peut s’entendre, alors qu’ici, tout est
transparent. Normalement un chef qui cherche à réduire l’orchestre perd du
tempo, et le chef qui cherche à augmenter le tempo emballe son orchestre.
Ici, non. Je ne sais pas comment Philippe s’y prend. Il y a un secret qui
marche très bien et qui donne un tempo fluide avec en même temps de la
transparence.
La mise en scène de votre arrivée dans
Lohengrin correspond bien à votre retour…
Oui, c’est vrai
(il rit). Mais j’aime beaucoup cette production parce que de manière
générale j’ai toujours cherché la fragilité, y compris dans cette scène
d’arrivée. J’ai toujours eu le sentiment, depuis le moment où j’ai découvert
la partition, que Wagner avait écrit cette scène en pensant aux deux âmes,
aux deux faces du personnage : une face qui suit la mission et une autre qui
doit composer avec les terriens. C’est le superhéros mais aussi l’être
humain.
Après ce qui vous est arrivé, Tristan, c’est pour
dans dix ans ?
Non, non, pas dans dix ans, il sera trop
tard. J’ai 47 ans, donc dans dix ans… (il soupire)
Pouvez-vous laisser passer Tristan ?
Non. Il faudra le
faire. Et je le ferai, je crois dans les cinq ans à venir. Mais cela dépend
aussi des conditions. Beaucoup l’ont chanté trop tôt. Il est clair que
l’orchestre, la salle et surtout le chef sont des questions cruciales pour
prendre le rôle. Mais après vous ne pouvez pas vous permettre de dire :
maintenant j’attends encore cinq ans avant de le reprendre. C’est une
illusion. Une fois que vous avez joué Tristan, personne ne vous offre un Don
Carlo. Tout le monde veut Tristan.
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