|
|
|
|
|
Le Temps, 24 août 2015 |
Julian Sykes |
|
Jonas Kaufmann: «Le plus important, c’est de trouver sa
voix propre» |
|
Le ténor munichois, 46 ans, a été
acclamé vendredi soir au Gstaad Menuhin Festival. Rencontre avec une star du
classique au même titre que son aîné Plácido Domingo |
|
Tout sourire, l’œil complice, Jonas Kaufmann
salue la foule qui l’acclame au Gstaad Menuhin Festival. Ses fans sont là,
de tous âges et de tous bords, venus l’écouter à l’occasion d’un concert de
gala (lire ci-contre). Le ténor munichois, le numéro un mondial de sa
génération, en impose par son charme et cette fausse décontraction qui
ferait croire qu’il n’a aucun effort à faire sur scène. Mais c’est un
travailleur acharné (très allemand, en cela), qui s’emploie à entrer dans la
peau des personnages qu’il incarne avec un souci de vérité théâtrale.
A Salzbourg, il vient de chanter Florestan dans l’opéra Fidelio de
Beethoven. Comme toujours, il a cherché à se mouler dans le concept du
metteur en scène Claus Guth sans pour autant trahir sa personnalité. Bien
sûr, son physique avantageux, un peu «latin lover» sur les bords, a
contribué à son succès planétaire. Mais il n’a rien d’un ténor écervelé. Il
a d’ailleurs mis du temps à se faire connaître (il fit ses armes à l’Opéra
de Zurich au début des années 2000) avant de soudainement voir sa cote
grimper il y a dix ans. Les plus grandes maisons d’opéra, de New York à
Vienne, se l’arrachent. Il chantera à la soirée finale des Proms à Londres,
en septembre, puis enchaînera avec Aïda de Verdi, à Munich (qu’il a par
ailleurs enregistré avec Anja Harteros et Antonio Pappano en février
dernier). Son album consacré à Puccini à paraître chez Sony, Nessun dorma,
est sûr de faire un carton à la rentrée.
Le Temps:
Vous êtes né à Munich et vous êtes de langue maternelle allemande.
Comment en êtes-vous arrivé à maîtriser l’italien?
Jonas
Kaufmann: Tout ce que je sais, c’est que je suis 100% Allemand, et
pourtant, la mentalité italienne est là dans mon sang. Ma famille adorait
l’Italie, nous y allions toujours deux ou trois fois par an pendant mon
enfance. J’ai alors assimilé la langue et je la parle couramment. Je me
souviens que lorsque j’ai fait mes premières productions d’opéra en italien,
j’étais trop concentré sur la technique pour pouvoir être libre
d’interpréter la musique comme je le voulais. Aujourd’hui, je peux me
concentrer pleinement sur le texte et insuffler les émotions que je veux à
la musique.
– Mais vous avez eu des professeurs de chant
allemands et un professeur américain…
– Nous n’avons pas
travaillé sur la langue, mais sur la technique essentiellement. J’ai une
oreille musicale qui me permet d’assimiler les langues. J’ai étudié le
latin, le grec ancien, l’anglais et l’italien en quatrième langue à l’école,
mais pas le français. C’est pour ça que j’ai eu besoin d’un coach pour les
premiers opéras en français, car je déteste l’idée de chanter chaque mot et
chaque voyelle sans comprendre ce que j’exprime. J’aurai plus de problèmes
une fois que je commencerai avec le répertoire russe…
– Parce que
vous envisagez de chanter en russe?
– Mais oui, je le dois,
parce qu’il y a des mélodies de Rachmaninov si belles! J’aimerais aussi
aborder Lenski dans Eugène Oneguine de Tchaïkovski et surtout Hermann, dans
La Dame de Pique, qui est un chef-d’œuvre.
– Est-ce vrai que vous
avez commencé par jouer du piano avant de devenir chanteur?
–
Pas tout à fait. Je voulais prendre des leçons de piano, parce que ma sœur
aînée, qui avait cinq ans de plus que moi, en jouait. Mais j’étais trop
jeune et mes mains étaient trop petites. J’ai rejoint le chœur à l’école
primaire, plus tard aussi à l’école secondaire, et à partir de là, j’ai été
happé par le chant. J’ai commencé le piano, vers 8 ans, mais la voix a
toujours été mon premier amour, même si je ne savais pas comment chanter.
C’était une si belle sensation d’être entouré de sons et de produire toutes
ces harmonies avec nos voix.
– Vous êtes donc entré dans un
conservatoire?
– Quand j’ai fini ma scolarité, j’ai suivi le
conseil de mon père qui m’a dit de faire quelque chose d’«adéquat» et j’ai
entamé des études de mathématiques à l’Université de Munich. Mais bien
rapidement, je me suis rendu compte que je ne pouvais pas laisser tomber la
musique. Je suis allé au Conservatoire de Munich, j’ai auditionné et voilà
comment tout a commencé.
– Vous craigniez de ne pas pouvoir
percer comme chanteur professionnel?
– J’avais peur de perdre
l’appétit en faisant du chant et de la musique une profession, mais Dieu
merci, ce n’est pas le cas. Je n’ai jamais arrêté de chanter, et j’adore ça.
– Vous avez mis du temps à trouver votre couleur de voix?
– Oui, car j’ai été formé dans la tradition du ténor typiquement
allemand, soit un timbre d’une couleur «blanche», plutôt léger, à la Peter
Schreier. Ça a pratiquement détruit ma voix. Finalement, j’ai rencontré un
professeur, le baryton américain Michael Rhodes, qui m’a montré une manière
complètement nouvelle de chanter pour trouver mon instrument à moi.
– Vous doutiez de vos capacités?
– Absolument, j’étais sur
le point d’abandonner. Je dis toujours aux jeunes étudiants que l’ingrédient
le plus important, c’est qu’ils trouvent leur propre instrument. Une fois
que vous avez franchi ce pas, vous disposez d’une voix fiable en laquelle
vous pouvez avoir confiance, parce que sinon, vous aurez un instrument
fragile et délicat, et vous courrez le risque d’attraper des rhumes ou la
gorge irritée uniquement parce que vos cordes vocales sont sous stress.
– En fin de compte, vous vous estimez chanceux?
– Oui,
car fort heureusement, j’ai trouvé ma couleur de voix après seulement un an
ou un an et demi de carrière. Il y aura toujours un job pour un ténor dans
une maison d’opéra. Le danger, c’est que vous pouvez subsister assez
longtemps, six ou huit ans, sans être conscient de vos lacunes techniques.
– Comment avez-vous conçu le programme de votre nouveau CD?
– C’est une vue d’ensemble de l’œuvre lyrique de Puccini. L’album
commence avec les premiers opéras, Le Villi, Edgar, et Manon Lescaut – une
musique si intensément émotionnelle que j’ai chantée à la scène avec
Kristine Opolais. Il y a les grands titres au milieu, La Bohème, Tosca et
Madame Butterfly, puis des ouvrages un peu plus atypiques, comme Il Tabarro
et La Fanciulla del West. Turandot forme le couronnement du CD: les mélodies
et les couleurs de l’orchestre y sont si uniques et magiques.
–
Allez-vous chanter Tristan tôt ou tard?
– Tôt ou tard, comme
vous le dites! Je me suis déjà engagé à chanter Otello de Verdi, dans deux
ans à Londres. Les saisons se planifient aujourd’hui jusqu’à six ans à
l’avance. En 2021, j’aurai 52 ans et je serai alors peut-être prêt. Il faut
de la résistance et de l’endurance pour Tristan. Le premier acte est
relativement facile, le duo d’amour au deuxième acte est magnifique sans
vous tuer vocalement, mais le troisième acte, c’est autre chose! Etre seul
sur scène, si longuement, et ne pas arrêter de chanter, c’est vraiment
difficile.
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|