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Le Temps, 01 avril 2014 |
Julian Sykes |
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«Vous ne pouvez pas feindre avec Schubert» |
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Le ténor allemand Jonas Kaufmann a
envoûté le public dimanche soir au Grand Théâtre de Genève dans le «Voyage
d’hiver». Confidences d’un chanteur courtisé par les plus grandes maisons
internationales |
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A 44 ans, Jonas Kaufmann a tout pour lui: la
voix, le physique, l’étoffe d’un comédien. Le ténor allemand – connu surtout
à l’opéra – est courtisé par les plus grandes maisons internationales. Il se
distingue par son timbre aux reflets cuivrés, barytonnant dans le grave, et
ses aigus ensorcelants. Mais il pratique aussi le lied. Après avoir chanté
«Werther» en février et mars au Metropolitan Opera de New York, il mène une
tournée ces jours-ci avec le pianiste Helmut Deutsch dans le «Voyage
d’hiver» de Schubert.
Le Temps: Qu’est-ce qui vous amené au
lied?
Jonas Kaufmann: Dans les premières
années de ma carrière professionnelle, je n’avais pas le temps ni les
compétences vocales adéquates pour faire du lied. C’est d’autant plus
difficile que le lied a la réputation d’être un genre sophistiqué, réservé à
une «élite». On entend aussi dire qu’un récital de lieder peut être
terriblement ennuyeux. Ça n’a bien sûr aucun sens!
–
Vous-mêmes, vous avez mis du temps avant de donner des récitals de lieder…
– Pour un jeune chanteur, inexpérimenté, il est très difficile de se
faire connaître avec le lied. Quand on fait offert mon premier récital de
lieder, je me suis tourné vers Helmut Deutsch. Je lui ai demandé de me
trouver un pianiste. Il s’est offert spontanément sans me demander de
l’argent. Et depuis, je n’ai eu qu’un seul pianiste accompagnateur. Notre
collaboration dure depuis 17 ans.
– Vous le connaissez depuis
longtemps?
– Il se trouve qu’il a été mon professeur
d’interprétation du lied, au début des années 1990, du temps où
j’accomplissais mes études à la Hochschule für Musik und Theater de Munich.
Je n’aurais jamais rêvé donner un jour des concerts avec un artiste dont le
calibre était largement au-dessus du mien à l’époque!
– Que
vous a appris Helmut Deutsch?
– Il avait organisé une
master-class avec le grand Hans Hotter à Garmisch. Helmut avait invité six
de ses étudiants. J’en garde un souvenir merveilleux! J’adore les lieder de
Strauss: c’est pourquoi j’ai choisi ce répertoire pour mon premier
enregistrement de lieder, pour Harmonia Mundi. Avec Helmut, je me sens à la
fois libre et très en sécurité. Il y a cette marge de liberté, pas seulement
en répétition, mais surtout au moment du concert, ce qui rend notre
collaboration si vivante.
– Avez-vous travaillé avec Hans
Hotter sur le «Voyage d’Hiver»?
– Non, malheureusement pas.
La master-class portait sur Strauss, que Hans Hotter avait eu la chance de
connaître personnellement. Bien sûr, son interprétation du «Winterreise»
avec Gerald Moore est impeccable. Mais nos visions étaient un peu
divergentes. Hans Hotter pensait que le narrateur devait rester objectif,
presque distant, ne pas être trop influencé par le texte. Or quand on écoute
son enregistrement, il s’avère que Hotter est tout entier dans la musique, y
compris émotionnellement!
– Peut-être que Hotter voulait-il
éviter tout débordement, tout effet gratuit…
– Pour moi,
c’est un danger d’être trop sobre et droit dans l’interprétation de
Schubert. Prenez Schumann, sans parler même de Mahler ou Strauss: la partie
de piano est déjà si riche et pleine en soi que vous flottez sur une rivière
d’émotions. Vous avez le sentiment d’être portés par le flot de la musique,
alors que chez Schubert, l’accompagnement au piano est moins dense, de
textures plus légères; pour un chanteur, il n’est pas si facile de trouver
le bon climat, les justes émotions.
– Schubert vous a posé
des problèmes?
– Au début de mon apprentissage des lieder de
Schubert, je me sentais d’abord très exposé vocalement! La partie
d’accompagnement est si fine et délicate que j’avais peur que ma voix –
lorsque j’entrais sur la partie de piano – abîme tout. Aujourd’hui,
j’apprécie cette caractéristique de la musique de Schubert parce qu’elle
laisse une grande palette pour l’interprétation. Il faut un soupçon
d’émotion pour chanter Schubert; on ne peut pas chanter note après note.
– C’est différent pour l’opéra?
– Prenez une
aria de Puccini: même si vous chantez les notes sans comprendre de quoi il
s’agit, les gens vont probablement être touchés, parce que l’accompagnement
orchestral est si fantastique et riche en émotions. Ils ne réaliseront pas
que vous trichez sans être pleinement impliqué. Avec Schubert, vous êtes
laissé à vous-même. Vous ne pouvez pas feindre: tout le monde remarque si
vous être là ou pas. On ne peut pas trop se mettre en retrait pour chanter
Schubert; bien sûr, cela peut créer de merveilleux effets, parfois, mais il
faut toujours veiller à ce qu’il y ait un arrière-plan émotionnel.
– Dans le «Voyage d’Hiver», le narrateur commence le cycle sur une
note plutôt négative. Il sait qu’il ne pourra pas épouser la fille qu’il
aime. Dès le premier lied, on dirait que c’est déjà la fin…
– Vous avez raison: c’est l’un des grands défis du «Voyage d’Hiver»
comparativement avec «La Belle Meunière», l’autre grand cycle de lieder de
Schubert. Dans la première partie de «La Belle Meunière», le narrateur est
tellement épris de la jeune fille qu’il désire qu’il l’exprime de plusieurs
façons. Le climat des lieder est joyeux, optimiste, puis soudain, l’humeur
bascule et s’assombrit lorsque le narrateur prend conscience que la Belle
Meunière est amoureuse d’un autre.
– Et dans le «Voyage
d’Hiver»?
Le cycle commence dans la misère. Le narrateur
éprouve différentes phases dans son désespoir. Au début, il se demande ce
qu’il va devenir. Il y a beaucoup d’ironie lorsqu’il dit «bonne nuit» à la
jeune fille, parce qu’il sait que cette histoire d’amour ne va pas
fonctionner. Mais il n’est pas encore dans l’état d’esprit où il peut
quitter sa belle définitivement et commettre un suicide.
–
Quand est-ce le narrateur choisit de quitter ce monde?
Avec
le lied «Der greise Kopf». Il a pris des cheveux gris en une seule nuit à
cause de la neige sur ses cheveux. Il s’aperçoit qu’il est devenu un homme
âgé et, l’espace d’un instant, il s’en réjouit parce qu’il se dit qu’il n’a
plus besoin de vivre une existence entière. Il pourrait errer d’auberge en
auberge, pour boire des bières en bonne compagnie, mais il décide lui-même
de se séparer de la société entière, de la vie, de la Terre. ll se rend
auprès d’un cimetière pour savoir s’il y a une place pour qu’il lui. Or,
dans la religion catholique, si vous êtes un pécheur parce que vous avez
commis un suicide, vous ne pouvez pas espérer être enterré. Il doit donc
aller plus loin. «S’il n’est pas de dieu sur cette terre, soyons nous-mêmes
des dieux!», dit-il. Cela ne signifie pas qu’il reprend goût à la vie, mais
qu’il prend son destin en main et qu’il mettra fin à sa vie lui-même, s’il
n’est pas sauvé par Dieu.
– Quel souvenir gardez-vous de la
production de «Parsifal» en 2013 à New York?
Un excellent
souvenir, même si le travail n’était pas facile dans un premier temps. Quand
le metteur en scène François Girard nous a montrés les dessins et la
maquette de son spectacle, le concept avait l’air un peu risqué. «Parsifal»
est une œuvre très longue. Or, l’action se situe ici dans le même dispositif
– un cadre scénique très large – au premier acte et au dernier acte. On
dirait un paysage lunaire, vide, déserté. Il y a à peine quelques chaises.
Il était donc difficile d’imaginer comment soutenir l’action sur une durée
si longue.
– Quel était le sens du deuxième acte qui a l’air
de se passer dans une grande cavité avec du sang?
L’image
renvoie à la blessure d’Amfortas, comme si on était littéralement à
l’intérieur de sa blessure. Pas beaucoup de personnes l’ont compris.
L’impact visuel était néanmoins fantastique, avec les Filles Fleurs tout en
blanc, souillées par la rivière de sang, les lances des chevaliers… Il y
avait aussi ce lit blanc, au milieu, qui commençait à saigner au moment du
baiser entre Kundry et Parsifal. Tous ces symboles sont très aptes pour un
opéra comme «Parsifal».
– Pourquoi avoir choisi «Manon
Lescaut» pour votre prochaine prise de rôle en juin?
Je peux
m’imaginer que cet opéra – l’un des plus difficiles de Puccini – sera l’une
de mes pièces maîtresses dans les années à venir. C’est pourquoi je l’ai
programmé dans deux mises en scène, tout d’abord celle de Jonathan Kent, au
Royal Opera House de Londres.
– Que recherchez-vous chez un
metteur en scène?
Pour une œuvre comme «Manon Lescaut», il
est préférable d’avoir une mise en scène directe, sans détours. Hélas, trop
de metteurs en scène bricolent avec les livrets d’opéra et cherchent à
inventer des choses qui ne sont pas là pour faire passer leurs idées. Or,
ces choses artificielles ne sont pas nécessaires pour raconter l’histoire et
ont pour effet de détourner l’attention de la musique. J’ai hâte de me
mettre au travail avec Jonathan Kent pour «Manon Lescaut». J’avais beaucoup
aimé sa mise en scène de «Tosca», que nous avions faites avec Antonio
Pappano, Angela Gheorghiu et Bryn Terfel, et qui a été filmée en DVD.
-Vous avez ce magnifique duo entre Des Grieux et Manon qui meurt
dans ses bras au dernier acte…
C’est un duo sans pitié, très
difficile à chanter, car il survient à la fin de l’opéra, mais que c’est
beau!
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