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La Scena Musicale, décembre 2012/janvier 2013 |
par Joseph So |
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Jonas Kaufmann - Sur les ailes du chant |
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Une conversation avec le ténor
dramatique le plus en demande de notre temps |
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Dans
le monde de l'opéra, la voix masculine la plus prisée est fort probablement
celle du ténor dramatique, ou de son équivalent allemand, le
heldentenor. Une espèce rare, le ténor dramatique avec son timbre sombre
est parfaitement adapté aux rôles tels Otello, Calaf, Enée, Don José,
Florestan, Bacchus, Kaiser ou les nombreux grands héros wagnériens,
Lohengrin, Tannhäuser, Tristan, Walther von Stolzing, Parsifal, Siegmund et
Siegfried. Un ténor héroïque capable de chanter à la fois les
répertoires allemand et italien vaut son pesant d'or. Le ténor allemand
Jonas Kaufmann possède justement cette voix. A 43 ans et au sommet de
son art, Kaufmann est doté d'une voix à la beauté virile et au lyrisme
juvénile, soutenue par une solide technique, une musicalité exemplaire et
un grand pouvoir de communication. Peu de chanteurs sont capables d'une
telle variété de couleurs tonales, du plus doux mezza noce aux
fortissimos retentissants. Combinant ses prouesses vocales avec un
physique à faire rêver, il n'est guère étonnant que Kaufmann soit
considéré comme le ténor spinto-dramatique par excellence de notre époque.
»NÉ DANS UNE FAMILLE de mélomanes de la classe moyenne à Munich,
Kaufmann prend des leçons de piano dès son jeune âge et chante dans la
chorale de l'école. En 1989, à 20 ans, il est admis à l'École supérieure
de musique de sa ville natale pour étudier le chant, obtenant son
diplôme en 1994. Il lance sa carrière en tant que ténor lyrique léger,
mais après avoir retravaillé sa technique avec l'aide du baryton américain
Michael Rhodes, M. Kaufmann acquiert une couleur vocale plus sombre et
lourde qui lui convient mieux. En l'espace de quelques années, il
devient l'un des ténors les plus recherchés dans le monde. Il a parlé de
son renouvellement artistique dans plusieurs interviews et dans Meinen
die wirklich mich?, une biographie que lui a consacrée l'auteur de langue
allemande Thomas Voigt. On peut également lire des informations à ce
sujet sur le site officiel de Kaufmann. www.jonaskaufmann.com/en
Étant donné sa carrière internationale très active, il est surprenant que
Kaufmann n'ait jamais chanté au Canada. Mais cela ne saurait tarder,
grâce à Louise Forand-Samson et au Club musical de Québec. Le ténor
donne un récital à Montréal le 20 janvier et un second à Québec le 3
février. En prévision de ses débuts au Canada, je me suis rendu à Munich le
17 juillet dernier pour l'interroger et entendre son Winterreise,
concert qui a marqué son retour sur scène après plusieurs mois
d'inactivité. Obtenir une entrevue avec cette grande vedette n'était pas
chose facile; il y a fallu de l'entêtement et un coup de pouce du bureau
de presse de l'Opéra de Munich. Enfin, j'ai pu prendre place aux côtés du
ténor grand voyageur au bar Rheingold du Théâtre National pour échanger
quelques propos. Tout à fait charmant et éloquent, il a donné à mes
nombreuses questions des réponses mûrement réfléchies. Deux jours plus
tard, j'ai assisté à la représentation, donnée à guichets fermés, du
Winterreise. L'atmosphère était électrique : on avait hâte de renouer avec
le Munichois devenu le plus populaire des ténors germaniques. Ce fut un
triomphe. Dès la première note, le chanteur était totalement concentré.
Sa voix était fraîche et puissante, modulée avec discernement et
témoignant d'une attention exemplaire aux nuances textuelles. Le public
a accueilli cette remarquable interprétation avec de longs
applaudissements nourris.
LSM Tout d'abord, vos nombreux fans au
Canada sont impatients de vous voir à Montréal et à Québec. Est-ce que ce
sera votre première tournée dans notre pays?
Absolument. Il était
grand temps que je vienne, et j'espère que cette première visite ne sera
pas la dernière. J'ai rencontré de nombreux Canadiens qui s'intéressent à
l'opéra et qui ont parrainé ou soutenu plusieurs événements. Je suis sûr
que je reviendrai pour donner des concerts de lieder ou d'opéra à moyen
terme. Et puis, Kent Nagano m'a également envoyé des invitations
auxquelles je n'ai encore pu donner suite.
LSM Avez-vous déjà
visité le Canada?
Oui. Mon épouse y a des amis, et elle m'a demandé
de l'accompagner à Slave Lake pour faire de la pêche et d'autres
activités de plein air. Nous avons vu plusieurs fois les chutes du
Niagara.
LSM Puisque vous allez chanter Die schöne Müllerin dans
le cadre d'une soirée de mélodies, j'aimerais savoir ce que vous pensez
de ce genre de répertoire. Quand vous donnez des récitals de mélodies
allemandes, françaises et italiennes, changezvous de technique lorsque
vous changez de répertoire?
Ce n'est pas vraiment la technique qu'on
change, mais plutôt le style, avec quelques petites modifications comme
l'utilisation de plus ou moins de portamento, ou en atténuant le son
pour le rendre plus doux, plus rond, ce genre de chose. Winterreise
représente 70 minutes de chant sans interruption, et il faut donc avoir
confiance en son instrument. Si l'on utilisait une technique différente,
cela risquerait de perturber le flux naturel et la production des notes.
Il est certain qu'on ne chante pas du Wagner comme du Mozart ...
LSM
Vous chanterez Winterreise pendant deux joue, et à Montréal, vous
interpréterez Die schöne Müllerin. Devrez-vous alléger le son de votre
voix dans Müllerin et l'assombrir dans Winterreise?
Winterreise
se chante beaucoup plus bas, de sorte que cela donne automatiquement un
effet plus sombre. Dans Winterreise, il n'y a aucun chant joyeux, mais
seulement de la tristesse jusqu'à la mort. Qui est Der Leiermann ?
Est-ce la mort ? Il parle d'emprunter un chemin sans issue : c'est assez
évident qu'il va mourir de faim, de froid ou de sa propre main. C'est
certainement la fin d'un long voyage. Les premières mélodies peuvent
paraître plus gaies, mais toujours à travers des larmes, sans aucun moment
de bonheur. Dans Müllerin, le poète commence par être heureux. Le
changement se produit plus tard, lorsqu'il prend conscience de son
rival. Cela rend ce cycle plus facile à suivre, plus logique. La
première moitié semble être remplie de joie et de lumière, et les phrases
musicales sont souples et rapides. Bien sûr, il faut garder une voix
élastique dans Müllerin, alors que dans Winterreise, ce n'est pas
entièrement nécessaire. Je pense que le héros dans Winterreise est
également un jeune homme. Dans l'une des mélodies, il dit que ses
cheveux ont blanchi en une nuit à cause du choc, mais ensuite, il est déçu
de constater que ce n'est que l'effet du gel, qui finit par fondre.
LSM Allez-vous chanter par caeur et sans entracte?
Oh oui!
Bien sûr, les deux cycles.
LSM Cela fait beaucoup de texte à
mémoriser, non?
Oui... Die schöne Müllerin est excessivement
difficile à cause du nombre de vers; on chante parfois un texte
différent avec la même musique, ce qui le rend d'autant plus difficile à
mémoriser. Ce n'est pas le cas avec Müllerin. Si, en plein coeur de
l'action, on se met à penser à la suite, c'est trop tard !
LSM
Quelle est votre opinion sur les tentatives de mettre les lieder en scène
comme on l'a fait avec Winterreise?
Hum, je ne suis pas certain
que cela apporte grand-chose. Je sais que Ian Bostridge l'a fait, et
Dietrich Haensel aussi.
LSM Est-ce que cela aide à mémoriser le
texte?
Ah oui ! Cela crée des points de référence : ici il faut
s'agenouiller, au deuxième vers je m'approche du piano, etc. C'est la
même chose avec l'opéra: il est plus facile d'apprendre le texte par
coeur avec des images visuelles qui aident à diviser l'aria en segments.
Mais avec les lieder, la musique a une telle puissance qu'une mise en scène
surchargée risque de déranger. Quand on entend un opéra en version de
concert, il peut arriver qu'on comprenne mieux la musique.
LSM
Vous pensez que la mise en scène peut être gênante?
Tout à fait. Je
crois que ces cycles sont si intenses, avec une telle profondeur dans le
developpement psychologique, qu'il faut prêter attention à chaque petit
détail musical. Je pense que Schubert a écrit de nombreux opéras
infructueux ; alors, pourquoi n'aurait- il pas eu luimême l'idée de
mettre en scène les cycles de chansons?
LSM Allez-vous endisquer
ces deux cycles?
J'ai enregistré Die schöne Müllerin il y deux ans
avec Decca. Évidemment Winterreise viendra. Pour Müllerin, on a besoin
d'une voix fraîche et encore juvénile, ainsi que d'une certaine
innocence. Le personnage tombe dans un panneau si évident pour une
personne d'expérience qu'il faut faire sentir, avec la voix, la naïveté du
jeune homme qui croit en cet amour. Je me demande même si ces amoureux
se sont seulement tenus par la main. Tout se passe dans son imagination.
Si l'on a une voix trop adulte, on risque de ne pas être dans le ton. Le
personnage dans Winterreise est peut-être jeune, mais pas forcément.
C'est pourquoi j'ai choisi d'enregistrer Müllerin en premier. Winterreise
attendra.
LSM Qui admirez-vous parmi les chanteurs de lieder?
Si je pense à Müllerin, j'aime bien les tout premiers Fischer-Dieskau
des années 1950. Je ne veux pas dire que les autres ne sont pas bons,
mais ils sont trop intellectuels. L'enregistrement par le danois Aksel
Schiotz est formidable, très moderne. De toute évidence,
l'enregistrement d'un de mes chanteurs préférés, Fritz Wunderlich, n'est pas
parfait, mais il est d'une très grande fraîcheur. Il n'avait donné qu'un
très petit nombre de récitals de cette oeuvre, et puis il est mort, mais
on se rend compte de toute la jeunesse et la naïveté qu'il lui apporte.
LSM Diriez-vous alors que Fritz Wunderlich est votre idole?
Eh
bien, j'ai toujours admiré les gens qui, en plus d'avoir une belle voix,
réussissent à transmettre une authentique émotion. D'autres semblent
être un peu trop froids dans leur perfection. Des gens comme Plácido ont
toujours quelque chose qui touche au coeur. Wunderlich est un exemple
extrême : d'une telle intensité, capable d'aller jusqu'au bout de ses
émotions; c'est pourquoi son art est si émouvant. Pour le lied, je dois
mentionner Hermann Prey, que j'aime énormément.
LSM Selon
certains, Hermann Prey était le contraire de Fischer-Dieskau.
Il ne
cherchait jamais la perfection. Il partait du coeur. Pour Winterreise, j'ai
entendu beaucoup de vieux enregistrements - celui de Lotte Lehmann, très
intéressant, et celui célébrissime de Hans Hotter. Quand on le compare à
ce qui se fait de nos jours, on trouve ça un peu vieux jeu : une façon
de chanter très large, avec un tempo très lent, excessivement legato.
LSM En dehors de ces cycles, quels sont vos projets par rapport aux
lieder?
Je vais associer Mahler, Liszt et Duparc. Aussi Strauss, mais
des mélodies différentes. Je suis particulièrement intéressé par les
chants de Rachmaninov... ils sont magnifiques! Mais le russe est une
langue assez difficile.
LSM Avez-vous déjà chanté Lenski?
Non,
et c'est quelque chose que je me dois de faire maintenant ! Je dis aux gens
que je veux absolument incarner Lenski ; ce personnage n'est pas sur
scène très longtemps, mais la musique est si belle.
LSM Qu'en
est-il des rôles d'opéra? Lesquels prévoyez-vous faire?
J'ai du pain
sur la planche ! Je vais faire Trovatore, Forza, Manon Lescaut, Chénier,
Fanciulla del West, ainsi que de nouveaux rôles aussi magnifiques
qu'exigeants.
LSM Vous chantez souvent en italien. Est-ce pour
préserver la souplesse de la voix?
Pour conserver la souplesse
vocale, je trouve que le répertoire français est le meilleur : Faust,
Werther... La dernière fois que j'ai fait Des Grieux, c'était à Vienne, il y
a deux ans environ. Je vais m'y remettre. À part cela, je n'ai pas
grand-chose dans le répertoire allemand, sauf Meistersinger et
Lohengrin, ainsi que Parsifal au Met.
LSM Pour terminer, quelle
est votre philosophie du chant? Qu'est-ce qui vous guide dans votre
carrière?
Je pense que ce qui est le plus important pour un chanteur
- en dehors des évidences comme ne pas trop en faire car un chanteur,
contrairement à un violoniste, ne pourra jamais remplacer son instrument
- est de ressentir de la joie dans son travail. Dès que ça devient juste
un travail comme un autre, la qualité baisse. En effet, il devient alors
plus difficile de rallier toutes les énergies dont on a besoin pour se
produire en public et de transmettre cet esprit positif et ce bonheur à
l'auditoire. Si l'on perd la suprême qualité de l'aisance et que le
travail s'entend et se voit dans le chant, cela ne vaut plus rien. Le
remède consiste à varier les plaisirs, ne pas s'en tenir à un seul
répertoire ou reprendre les mêmes pièces trop souvent.
LSM
Pouvez-vous imaginer faire autre chose que de chanter àce stade-ci de votre
vie?
Non, pas maintenant. Toutefois, si pour une raison ou une autre
je devais cesser de chanter, ce serait difficile mais pas la fin du
monde, car j'ai plein d'autres intérêts.
LSM Par exemple?
Eh bien, j'aime les outils, travailler avec mes mains, ça me détend. J'adore
cuisiner, et les gens m'ont dit que je devrais le faire
professionnellement. Je suis sûr que je pourrais trouver une activité
que j'aime et peut-être gagner ma vie si nécessaire. Ou encore, à la
retraite, je trouverai probablement quelque passe-temps. J'ai toujours pensé
que c'était triste de ne jamais vouloir s'arrêter, comme si la vie était
vide. On ne doit jamais en arriver là.
LSM Certains chanteurs
aiment les applaudissements...
Eh bien alors, il faut acheter un CD
avec des applaudissements. C'est toujours agréable de se faire applaudir
après un dur labeur, mais chez soi, ce n'est plus nécessaire.
LSM
Vous voulez dire que vous n'avez pas besoin de votre famille pour vous
applaudir (rires)?
Non, non, non ! Au contraire! (encore des rires)
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