Opéra Magazine, Oktober 2008
Propos recueillis par Christian Wasselin
 
JONAS KAUFMANN
«J’ai besoin de travailler avec mon corps»
Inhaltsverzeichnis des Magazins: 12- ENTRETIEN JONAS KAUFMANN
C'est le ténor que les scènes du monde entier s’arrachent et l’un des plus exceptionnels chanteurs-acteurs de notre époque! En cet automne 2008, la France lui déroule le tapis rouge.




C'est le ténor que les scènes du monde entier s’arrachent et l’un des plus exceptionnels chanteurs-acteurs de notre époque / En cet automne 2008, la France déroule le tapis rouge sous les pas de Jonas Kaufmann sortie nationale de son premier album d’airs d’opéras chez Decca, le 20 octobre, puis récital de lieder et nouvelle production de Fidelio à l’opéra de Paris, respectivement les 9 et 25 novembre.
Fotos:
   
  Tosca, London
Foto: Catherine Ashmore
La Bohème, Zürich
Foto: Susanne Schwiertz
Carmen, Zürich
Foto: Susanne Schwiertz
   
     
La traviata, Paris
Foto: R. Walz
Parsifal, Zürich
Foto: Susanne Schwiertz
Königskinder, Zürich
Foto: Susanne Schwiertz
     

Faites-vous partie de ces artistes qui ont d’abord rêvé de devenir de grands scientifiques, avant de se lancer dans la musique?

Oui, je le reconnais, mais très jeune, j’ai intégré un choeur d’enfants, où j’ai fait l’expérience délicieuse du chant a cappella. Nous interprétions des chansons folkloriques en bavarois. Cela a été mon premier contact avec la pratique musicale, car j’avais les doigts trop courts pour faire du piano. Ma famille aimait l’art lyrique à Munich, où je suis né, j’ai eu la chance d’entendre Luciano Pavarotti et Placido Domingo, les deux grands ténors de l’époque, et mon grand-père jouait au piano les opéras de Wagner en chantant pour le plaisir. À 15 ans, j’ai commencé à interpréter des petits solos dans des concerts scolaires c’est une jeune professeur de musique qui m’a donné mes premières leçons, ainsi que des conseils pour bien respirer. Chanter allait de soi pour moi —j’ai d’ailleurs passé la mue sans problème, sans aucun bouleversement —, mais l’idée d’en faire mon métier ne m’était pas venue à l’esprit. La musique, c’était l’aventure, et comme j’étais également attiré par les maths, la physique et la chimie, j’ai passé deux années à l’université, tout en continuant à pratiquer le chant. Jusqu’au jour où un professeur m’a encouragé à aller plus loin. J’avais 19 ans. Cette proposition est arrivée au bon moment, car les mathématiques commençaient à me paraître abstraites, trop théoriques. Moi, j’aime la chair des choses, et j’ai le sens pratique je fais volontiers du jardinage, des travaux d’électricité ou de plomberie à la maison pour me détendre J’avais aussi besoin de travailler avec mon corps. Le chant s’est imposé comme une évidence.

Quel a été votre premier contrat en tant que chanteur professionnel?

Mon premier spectacle a été Eine Nacht in Venedig de Johann Strauss, à Ratisbonne.
Trente-six représentations J’ai très vite obtenu un contrat qui m’a permis d’intégrer la troupe de Sarrebruck, où j’ai passé deux saisons, de 1994 à 1996. J’ai commencé par les emplois de ténor très léger, avec peu de vibrato, peu de rondeur: Le Docteur Caïus dans Falstaff, le Remendado dans Carmen, Andres dans Wozzeck, Don Ottavio dans Don Giovanni, un des Écuyers dans Parsifal, etc. Pour chanter au mieux Rossini et Mozart, j’ai tout fait afin d’optimiser la flexibilité de ma voix. Mais je n’émis pas très à l’aise, j‘avais sans cesse des rhumes, des maux de gorge, et je me rappelais ce que m’avait dit autrefois un enseignant: «Tu as des problèmes de santé, ne cours pas chez le médecin, change de professeur !» Une voix mal employée est sensible à l’extrême, elle absorbe tout ce qui traîne dans l’air. A Trèves, je suis allé voir un baryton américain qui m’a appris à me relaxer, à ne pas forcer mes moyens, et qui m’a aidé à trouver ma vraie voix. Dans le même temps, j’ai très vite mesuré quelles étaient les limites de la troupe de Sarrebruck, et dès avril 1996, j’ai pris la décision de partir, alors que la saison allait s’achever deux mois plus tard. Je n’avais aucune solution de rechange pour la rentrée suivante. C’était le saut dans l’inconnu Mais si je voulais obtenir des rôles plus importants que ceux que l’on me proposait, il fallait que je le tente. J’ai donc accepté une opérette des années vingt à Heidelberg, signé un contrat à Trèves pour une seule production, enfin j’ai beaucoup chanté à Stuttgart, toujours spectacle par spectacle, sans jamais m’engager dans la troupe. J’y ai interprété Jaquino dans Fidelio, mais aussi mes premiers Almaviva d’il Barbiere di Siviglia, Alfredo de La traviata, etc.

Pourquoi ne pas avoir choisi d’intégrer une autre troupe, d’un meilleur niveau que celle de Sarrebruck?

La liberté que j’avais prise comportait en effet un risque, mais j’étais prêt à affronter cette angoisse de renoncer à la sécurité. D’une manière générale, les grandes maisons d’opéra ne confient que des petits rôles aux chanteurs de leur troupe, pour donner les principaux à des vedettes qui viennent de l’extérieur. Dans les théâtres moins importants, en revanche, il faut être prêt à tout faire, à tout moment, et c’est un grand risque pour la voix. D’une façon ou d’une autre, le chanteur, dans un système de troupe, est presque un esclave : il doit constamment être disponible, il faut qu’il attende chaque jour près de son téléphone, jusqu’à 15 h ou 16 h, pour laisser à la direction la possibilité de changer de distribution, voire d’ouvrage, au dernier moment. Ne pas savoir ce que l’on va faire d’un jour sur l’autre, c’est avoir les pieds et les poings liés. Par ailleurs, impossible de s’éloigner de plus de cinquante kilomètres sans autorisation, autorisation d’ailleurs très difficile à obtenir. C’est presque vivre en résidence surveillée Quand j’étais en troupe, j’ai manqué plusieurs occasions de participer à de très beaux concerts, parce que le théâtre ne m’avait pas libéré à temps. Sans oublier le fait que certains directeurs veulent montrer qu’ils vous tiennent en leur pouvoir.

«D’UNE FAÇON OU D’UNE AUTRE, LE CHANTEUR, DANS UN Système DE TROUPE, EST PRESQUE UN ESCLAVE»

Aujourd’hui, vous faites malgré tout partie de la troupe de l’Opéra de Zurich...

Oui, mais c’est une troupe d’un tout autre niveau, et le contrat que j’ai signé est d’une grande souplesse. Alexander Pereira, le directeur de l’Opéra. est un fin collectionneur... Il veut avoir dans son écurie les meilleurs chevaux, et dans sa troupe les meilleurs chanteurs! La première fois où je me suis produit à Zurich, il est venu me voir à la fin de la générale et m’a dit: «J’ai besoin de toi, tu vas signer avec mon théâtre.»

J’ai d’abord refusé, mais comme le contrat qu’il me proposait me donnait beaucoup de liberté, j’ai fini par accepter. Je ne me vois pas comme membre d’une troupe, mais plutôt lié par un partenariat continu. Je combine les dates de mes représentations zurichoises avec mes autres engagements, et je crois que cet arrangement convient aux deux parties. Quand je chante à Zurich, qui est d’ailleurs la ville où je vis, j’ai, à chaque fois, la sensation de revenir chez moi.

Quels sont vos grands souvenirs, tant à Zurich que dans les autres théâtres où vous avez chanté?

Il faut distinguer les rôles qui vous passionnent des théâtres qui sont importants pour votre carrière. Par exemple, quand j’ ai interprété La traviata au Metropolitan Opera, en février-mars 2006, un agent est venu me voir à l’issue de la première et j’ai compris qu’une période nouvelle allait s’ouvrir pour moi. J’avais déjà incarné Alfredo en Amérique du Nord, notamment à Chicago, mais ce premier engagement à New York s’est transformé en argument pour convaincre les dernieres maisons d’opéra qui ne m’avaient pas encore fait confiance, comme Munich et Vienne. Je trouve d’ailleurs étrange que les théâtres européens soient sensibles aux succès remportés par un chanteur au Met, alors que j’ai longtemps cru que c’était le contraire ! Parmi les autres grands moments que j’ai vécus, je citerai d’abord mes prises de rôle à Zurich Parsifal, le Duc de Mantoue, Don Carlo, Faust (celui de Gounod), Fierrabras dans l’opéra éponyme de Schubert (un spectacle de Claus Guth repris ensuite au Châtelet, en 2006)... Il y a encore mes débuts au Covent Garden de Londres, en 2004 La rondine, auprès d’Angela Gheorghiu. Mais aussi les mauvais souvenirs, comme Die Entführung aus dem Serail à Salzbourg. J’étais déjà venu au Festival en 1999, à l’occasion de Doktor Faust de Busoni, avec Thomas Hampson, puis pour des concerts, comme le Requiem de Schumann. Et en 2003, il y a eu cet Entführung mis en scène par Stefan Herheim, un spectacle qui était moins scandaleux que mal conçu, gratuit, sans cohérence les dialogues étaient mélangés, intervertis, ceux que devait dire un personnage étaient attribués à un autre Blonde jouait le rôle du Pacha Selim dans la scène qui précède l’air de Konstanze «Martern aller Artenx’, etc. J’avoue ne jamais avoir compris pourquoi Herheim avait procédé à tous ces changements. Et j’ai renoncé à participer àla reprise, l’année suivante, surtout parce que les réactions étaient violentes et que, dans cette confusion, j’avais l’impression que personne ne faisait la différence entre ce qui revenait au metteur en scène et ce qui revenait aux interprètes. Chanter dans un spectacle qui, deux à trois fois par soir, doit s’interrompre à cause des cris et des huées du public, c’est vraiment très pénible... Cette production aurait peut-être fonctionné à Berlin, mais elle n’avait pas sa place dans la ville de Mozart!

Vous avez évoqué le Faust de Gounod, mais vous avez également interprété celui de Berlioz...

Ma première Damnation de Faust scénique (je l’avais déjà chantée en version concertante), c’était à Bruxelles, en 2002. Mais la production la plus marquante a été celle d’Olivier Py à Genève, l’année suivante. Un spectacle magistral, très fouillé, qui a fait réagir lors des premières représentations mais a fini par rallier les suffrages du public. À la dernière, Olivier est venu saluer dans le costume de Miss Knife, celui qu’il porte dans son spectacle de cabaret travesti. J’ai repris le Faust de Berlioz à Bochum dans le cadre de la Ruhr-Triennale, à Rome avec Antonio Pappano, à Zurich, à Berlin... et je compte bien continuer à le chanter longtemps ! J’ai une passion pour la manière dont La Damnation est construite, par scènes très concises, qui voyagent d’un lieu à l’autre, et font avancer l’action d’une manière rapide, fulgurante. D’où, bien sûr, la difficulté à mettre en scène une partition comme celle-là, qui ne ressemble à aucune autre. Alors que Gounod met l’accent sur la romance entre Faust et Marguerite, Berlioz concentre son propos sur la relation du héros, qui est un dépressif et non pas un sentimental, avec Méphistophélès. Dans La Damnation, Marguerite est d’ailleurs une mezzo, c’est-à-dire un personnage plein de souffrance et de gravité, que Méphisto utilise comme l’un des éléments de son puzzle. Et puis, la «Course à l’abîme», quel vertige ! Musicalement, le rôle de Faust combine trois voix: la voix lyrique, la voix mixte typique du style français, et la voix très particulière exigée par «l’Invocation à la nature». Cette «Invocation» a quelque chose de monstrueux : la voix reste dans le médium et doit être volumineuse, compacte, projetée sans défaillance au-dessus de l’orchestre qui gronde. C’est la raison pour laquelle j’ai inclus cette page dans mon premier disque d’airs d’opéras, que je considère comme une carte de visite, afin de faire comprendre tout ce que je peux faire avec ma voix.

«INTERPRETER MARIO CAVARADOSSI EST UNE IVRESSE POUR LA VOIX, MAIS C’EST TRES FRUSTANT SUR LE PLAN DRAMATIQUE»
«JE M’INTÉRESSE AUX PERSONNAGES QUI SE SITUENT SUR DIFFÉRENTS PLANS»


Quels autres rôles écrits par Berlioz aimeriez-vous aborder ? Benvenuto Cellini, peut-être?

John Eliot Gardiner a essayé de m’en convaincre mais, très franchement, le rôle m’attire peu. L’air du quatrième tableau est très beau, c’est vrai, mais la première scène est assez bizarre, avec cet aigu très sollicité, et les scènes d’ensemble ne m’emballent pas. Par contre, j’aime Énée dans Les Troyens et il est question que je le chante en 2012, au Covent Garden. Je pourrais l’aborder dès à présent, mais je serais à la limite de mes possibilités. Énée n’est pas un rôle facile, il exige, tout comme Faust, qu’on utilise plusieurs voix différentes, mais je sens qu’il est fait pour moi Je m’intéresse aux personnages qui évoluent psychologiquement, qui se situent sur différents plans... Interpréter Mario Cavaradossi est une ivresse pour la voix, mais c’est également très frustrant sur le plan dramatique. Par contre, prenez Don José l’évolution de ce brave type qui, au début, ne pense qu’à sa mère et à Micaèla, puis en vient à être obsédé par l’idée de tuer Carmen, voilà ce qui me plaît ! À chaque fois qu’il revient en scène, il a changé, il est devenu plus complexe.

Et Florestan de Fidelio dans cette histoire?

Sur le plan de la situation, tout est clair: Florestan est emprisonné, affamé, il ne croit pas que Leonore puisse venir le délivrer, il rêve, il délire. Et quand il comprend que Leonore est là, réellement, l’opéra est terminé. Le rôle est court, on peut difficilement trouver une interprétation originale du sens qu’il exprime, et du sens de Fidelio en général. En même temps, l’air est magnifiquement écrit et merveilleux à chanter, le duo est difficile techniquement, le finale plus ardu encore. C’est toujours une joie de participer à un Fidelio !

Vous avez déjà chanté Nerone dans L’Incoronazione di Poppea de Monteverdi, vous citez Mozart, Berlioz ou Wagner. On a l’impression que vous êtes à l’aise dans tous les styles, dans toutes les langues...

L’un de mes modèles est Placido Domingo, le dernier ténor, après Jon Vickers, qui ait eu le goût et les moyens d’aborder tous les répertoires. Les langues, je me fais un devoir de les parler pour enrichir mon interprétation. Mais je ne vous cache pas que je ne suis pas encore très à l’aise quand il s’agit du tchèque ou du russe ! En ce qui concerne les répertoires, non, tous ne me conviennent pas. J’ai ainsi renoncé au Comte Almaviva d’il Barbiere di Siviglia, car je dois forcer ma voix maintenant pour lui donner la flexibilité nécessaire au bel canto. Je m’en suis rendu compte en mars dernier, à Cleveland. Je devais chanter trois fois, avec le baryton Christopher Maltman, Das Lied von der Erde de Mahler, par parenthèse la plus belle oeuvre de concert que je connaisse, plus belle même que le Requiem de Verdi. Or, le matin du dernier jour une tempête de neige s’abat sur la ville. Décision est prise d’annuler, mais comme on sait que certains spectateurs viendront quand même, et qu’il y a un piano sur place, on décide de fouiller dans la bibliothèque de l’orchestre... et on improvise un récital d’une douzaine d’airs et de duos de Rossini et d’autres compositeurs italiens. Ce soir-là, j’ai chanté avec beaucoup de plaisir malgré les circonstances, mais j’ai compris que ce répertoire n’était plus pour moi.

Vous semblez aimer le concert, le récital de lieder ou de mélodies...

Oui, beaucoup. Comme Fritz Wunderlich, un autre de mes modèles. Le lied, c’est l’interprétation spontanée, la poésie du moment. Il est possible de faire un subito piano avec un partenaire qui vous connait bien et qui, alors, réagit immédiatement avec vous. Le lied permet aussi de contrôler votre état de santé si la voix ne suit pas, c’est que vous n’allez pas dans la bonne direction et qu’il faut travailler différemment, avoir une autre hygiène vocale.

Quelles seront vos prochaines prises de rôle?

Outre Énée, je pense aborder Otello et toute une série de rôles wagnériens Lohengrin, Tannhäuser, Siegmund (prévu en 2011 à New York, à l’occasion d’une nouvelle Tétralogie), puis Siegfried, et enfin Tristan. Ensuite, je ne dis pas que je ne serai pas tenté par Pelléas...
Propos recueillis par Christian Wasselin






 
 
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