Forum Opera, 20 Décembre 2022
Par Charles Sigel
 
Puccini: Tosca, Zürich, ab 15.12.2022
 
Déjà dans la légende
 
Tosca - Zurich

Radvanovsky, Kaufmann, Terfel… Comment résister à l’appel d’une telle triade ? Monstres sacrés, s’ajoutant à l’aréopage de tous les noms qui, tel celui de la Berma faisant rêver le Narrateur, ont bâti une manière de Tosca imaginaire : Muzio, Jenitza, Giannini, Callas, Crespin, Tebaldi, Rysanek, Gigli, Lauri-Volpi, Di Stefano, Corelli, Bergonzi, Domingo, Pertile, London, Bacquier, Gobbi…

Les voir ensemble, ces trois-là, c’est, au-delà de l’opéra, s’avancer de quelques pas dans la légende. Pur bonheur d’opéra, faut-il le dire…

Dive et Divi..

Mais on évoquera d’abord la mise en scène, si on nous le permet. D’abord parce qu’elle est une manière de réflexion sur la théâtralité. Pardon de cette formule trop lourde pour un travail qui, justement, évite le pensum du « théâtre dans le théâtre » et reste d’une légèreté allusive. Cette production fut créée ici par Robert Carsen en 2009 et plusieurs fois reprise. Assez traditionnelle à sa manière, elle franchit les années sans se faner. Kaufmann y apparut déjà en 2011 (avec Hampson), mais on y vit aussi Calleja, Magee ou Yoncheva. On la vit transportée à Strasbourg ou à Lille comme un classique qu’elle est devenue et c’est assez drôle, au gré des photos, de voir les mêmes jeux de scène habités par de si différentes personnalités.

Le décor du premier acte justement combine deux espaces : à gauche le colossal tableau de S. Andrea della Valle que Cavaradossi est en train de brosser et l’échafaudage où il se juche ; à droite un immense rideau rouge d’opéra avec franges dorées (qui s’ouvrira à la fin de l’acte pour révéler fugitivement Tosca sertie dans une gloire dorée, entourée par les chasubles d’un Te Deum triomphant) ; au centre deux énormes colonnes (et, hyper-théâtralement, Scarpia surgira sur leur socle, moitié statue du Commandeur, moitié Fantôme de l’opéra). Le plancher de scène (en pente, comme au théâtre…) est encombré de chaises dorées tapissées de rouge. Rouge et or emblématique, évidemment.

Monstres sacrés

Les costumes seront vaguement années cinquante, Scarpia et son âme damnée Spoletta seront en smoking, et le décor du deuxième acte évoquera vaguement le fond de scène d’un théâtre (ou un studio de cinéma) : à gauche un grand mur de briques et à droite, non plus un rideau rouge, mais un rideau de fer avec en grandes lettres la mention Vietato fumare. Seuls meubles, quelques chaises disparates et surtout le bureau archi-rococo de Scarpia (avec le candélabre de tradition).

Ce qui suggère, sans insistance, qu’on serait dans un théâtre où trois monstres sacrés joueraient un mélodrame de Victorien Sardou, adapté en opéra par un talentueux vériste italien. Trois monstres sacrés qui incarneraient trois fameux personnages, mais dont on n’oublierait jamais qui ils sont, et tout ce qu’on sait d’eux, et tous les rôles où ils se sont illustrés. Tout ça beau comme le théâtre ! Et si on est là, c’est bien parce qu’on aime ça !

Et donc quand apparaît Jonas Kaufmann, on ne peut pas ne pas se souvenir de la première fois où on le vit, éblouissant jeune homme en chemise blanche chantant – et comment ! – le Faust de la Damnation. Et on ne peut pas ne pas être saisi de quelque mélancolie en le voyant un peu épaissi, et la voix aussi, mais toujours d’un naturel prodigieux : cette manière d’habiter la scène et son personnage, de ne jamais en faire trop, de suggérer sans y toucher un rapin un peu frivole, dont le destin bifurquera quand surgira dans l’église un conspirateur aux abois, Angelotti, frère de la marquesa Attavanti, dont il est en train de peindre le portrait sous forme de madone.

Il y a quelque chose de magique dans la manière dont au début Gianandrea Noseda suggère musicalement un lancinant sentiment d’attente, étirant le temps (après les trois accords initiaux tonitruants qui seront le thème de Scarpia), soignant la couleur des violons et la descente des bois sur l’entrée d’Angelotti. Les couleurs du Philharmonia Zürich s’entrelacent, tandis que le sacristain (Valeriy Murga, silhouette bonhomme, hélas un peu couvert par l’orchestre) vaque d’un balai nonchalant à ses occupations, puis récite son Angelus. Avant qu’il ne reprenne les bougonnements dont il entrecoupera l’air d’entrée du ténor, « Recondita armonia », et les longues lignes vocales de Kaufmann, dont le legato, un timbre très clair en ce tout début du rôle, la musicalité idéale et, coquetterie attendue, un interminable si bémol final à pleine puissance enthousiasmeront une salle de toute façon conquise !

En carbonaro de luxe, Brent Michael Smith dessinera un Angelotti de belle prestance vocale, trop fugitive bien sûr, mais le rôle est ainsi.

Une irrésistible femme-enfant

Les célèbres « Mario, Mario, Mario ! » prépareront l’entrée éblouissante de Sondra Radvanovsky, tourbillonnante, ingénue, gracieuse, préludant à une exquise conversation en musique, toute en coquetterie amoureuse, en agaceries, les « mia sirena » et autre « mia gelosa » s’enchaînant au « Lo dici male » ou au célèbre « È l’Attavanti ! » quand elle découvrira que la Madone a les yeux bleus…
Ce qui est très beau, outre la volubilité d’un orchestre bondissant, c’est la complicité de ces deux grands comédiens, qui jouent la scène dans une manière de second degré, de querelle d’amoureux ironique. Avec une évidence, un naturel de mouvement, une prestesse de virtuoses qui s’amuseraient. On les regarde attendri, tandis que défilent dans la mémoire toutes les versions qu’on connaît note à note depuis toujours…

De plus, ce qui rend encore plus émouvant leur numéro à deux, c’est que ni l’un et l’autre ne sont plus des jouvenceaux, que Mlle Radvanovsky n’est plus une ingénue (qu’elle nous pardonne cette muflerie !) et que la fragilité, que le besoin d’amour qui se donnent à voir ici ont quelque chose de touchant et de pathétique. En même temps que de la drôlerie. Bref, Sondra n’a pas la majesté des Crespin ou des Tebaldi, elle dessine une autre Tosca, ensorcelante et fatigante à la fois, d’où le soupir d’épuisement que pousse Kaufmann après qu’elle est sortie et qui fait sourire la salle.

Elle réapparaîtra un peu plus tard, après l’arrivée de la foule venant assister au Te Deum, et tombera sur Scarpia, très galant homme, ondoyant, insinuant, lui tendant un éventail qu’il a découvert dans la chapelle Attavanti. Il voit cet éventail comme un indice de la présence d’Angelotti, elle le voit comme la preuve que Mario la trompe et Scarpia saura utiliser le poison de la jalousie (« Già il velen l’ha rosa – Déjà le venin la ronge »).
Gianandrea Noseda conduit savamment le crescendo de cette fin d’acte, l’entrée du chœur d’enfants, le désordre qui s’installe, l’arrivée du public pour le Te Deum. Déjà son sens des plans sonores s’était donné à entendre depuis le début. Ici c'est la clarté de l’étagement virtuose par Puccini des différentes thèmes qu'il construit majestueusement, culminant dans cette fin du premier acte, où Scarpia, au comble de son exaltation démoniaque, mêle sa voix au Te Deum.

Sondra for ever

« L’interprétation de la Berma était, autour de l’œuvre, une seconde œuvre vivifiée aussi par le génie… La Berma savait introduire ces vastes images de douleur, de noblesse, de passion, qui étaient ses chefs-d’œuvre à elle et où on la reconnaissait », écrit Proust, inspiré bien sûr par Sarah Bernhardt dont il évoque aussi « ce qu’elle dégageait de poésie personnelle ». On serait tenté de reprendre ces derniers mots pour suggèrer ce qu’a d’unique Sondra Radvanovsky chantant Tosca.

Dire d’abord l’élégance de cette apparition virevoltante, ce vison de diva qu’elle pose négligemment sur une des chaises dorées pour tournoyer autour de Mario dans une ample robe noire et mordorée, d’esprit New Look, s’arrêtant en dessous du genou, pour révéler ses chevilles si fines, silhouette féminine d’autrefois, papillonnante et fragile, sur de très hauts talons. Il y aura ensuite une robe noire de coupe semblable, puis une vaste robe de concert d’un bleu vif irradiant réveillé par une écharpe verte…

Ces détails couture dessinent la silhouette d’une petite femme très puccinienne, légère, intense, passionnée, une sœur de Mimi, de Liu, de Cio-Cio-San… Radvanovsky, désormais inoubliable pour nous dans ce rôle, est une femme-enfant, aérienne, folâtre, ingénue, délicieusement immature parfois (ce pied en l’air quand elle étreint pour la dernière fois Mario à l’acte III…), elle sera la même au salut, écervelée avec grâce, sautillante, irrésistible.
Et « la douleur, la passion, la noblesse » pour reprendre les mots de Proust, c’est à sa manière toute personnelle qu’elle les suggère.

L’effroi

Bryn Terfel sera d’un bout à l’autre prodigieux. Il y a quelques semaines nous l’avions vu en récital à Genève. Il y avait chanté des mélodies irlandaises, des songs d’Ivor Bolton, des Schubert et des Debussy où nous ne l’avions pas reconnu, une belle Romance à l’Etoile et en bis un « If I were a rich man ! » d’anthologie. Si le brûleur de planches était bien là, la voix nous avait donné une telle impression de fatigue que nous n’en avions rien voulu écrire ici, en souvenir de tant de moments inoubliables. Quel réconfort donc de le retrouver dans tout son prestige.

L’acteur est immense, inspirant l’effroi par sa seule manière de se planter immobile dans l’église, ou plus tard d’arpenter lourdement son bureau, de se faire charmeur ou cauteleux, de méditer quelque mauvais coup sans rien laisser paraître sur son visage. Au spectateur de laisser courir son imagination et de poser ses idées les plus noires sur ces traits lourds, impassibles.

Une âpre noirceur

Noire, la voix l’est aussi. Coupante, tranchante, comme l’était autrefois celle de Tito Gobbi, autre chanteur-acteur. Terfel n’a peut-être plus le velours de naguère, mais il a les phrasés implacables, les couleurs soudain brutales ou crues, la puissance considérable, quelque chose d’immense et de mythique, d’habité et de majestueux, avant que le personnage ne sombre dans une crasse vulgarité, n’arrache son nœud papillon et son gilet pour se préparer à violer la délicate Tosca.

Il prête aussi à Scarpia, et dès le monologue qui ouvre le deuxième acte, quelque chose de sombrement désespéré, d’amer, une aigreur, un désenchantement qui se résoudrait en cruauté. Cette manière d’écraser le pied de son séide Spoletta…

Puis vient la confrontation entre Mario et lui, avec en arrière-plan la cantate que Tosca est en train de chanter avec le chœur en coulisses, le « nego » du peintre auquel Scarpia répond par un insinuant « Via, Cavaliere, riflettete – Réfléchissez, chevalier », métallique, plombé, glissé entre les dents, mâchoires serrées…. Enfin l’entrée de Tosca, en vraie robe bleue de cantatrice, les bras chargés de fleurs, et le savant crescendo, implacable, construit par Puccini, les cris de Mario qu’on interroge en coulisses, la douleur de la chanteuse, qui montera jusqu’au cri…

Des cris de tragédienne

Ici, la voix de Radvanovsky prend des couleurs tragiques jusqu’au cri au moment où elle s’effondre devant le rideau de fer, prise dans le halo d’un projecteur cruel.

« Son io che cosi torturate ! Mi torturate l’anima ! – c’est moi que vous torturez, vous me brisez l’âme » – Radvanovsky qu’on avait vue frivole et mutine au premier acte se hisse là à des hauteurs tragiques déchirantes, passant de la colère à la révolte, de la supplication au désespoir. Puis à la trahison quand, sur un dernier cri de Mario, elle avouera « nel pozzo del giardino » .

Tout cela construit vocalement, la voix gagnant en puissance et en projection palier par palier, sur un orchestre surpuissant, voire carrément brutal pour appuyer le « Vittoria ! Vittoria » triomphant de Mario quand il apprendra la victoire de Marengo.
Si la direction de Noseda est puissamment dramatique, fougueuse, contrastée, s’il sait détailler les subtilités de l’orchestration puccinienne, on pourrait lui reprocher sinon un excès d’enthousiasme, du moins un excès de décibels : dans cette salle de petite taille, l’effectif est considérable et les chanteurs sont parfois couverts, si vaillants soient-ils.

Toute la féminité et la passion amoureuse de Radvanovsky, à la fois géante et menue, éclateront dans son « Cuanto – Combien ? » quand elle s’offrira à payer le chef de la police, et son épuisement dans un très beau « Vissi d’arte ». Là, Robert Carsen joue la carte de l’hyper-théâtralité, presque de la citation : la scène est plongée dans le noir et seul le cadre de scène, riche en dorures d’un rococo très 1900, est éclairé ; le halo d’un projecteur de poursuite enlace Radvanovsky et la suivra de jardin à cour, et dans son intense prière, d'une ligne de chant impeccablement soutenue. La fin de l’air sera techniquement impressionnante : un immense descrescendo suivi d’un crescendo, d’une remontée puissamment expressive, portée par une respiration qui semble sans limites.

Deux fauves de théâtre

Après cela, les deux fauves reprendront leur duel, Terfel plus glaçant que jamais (ce « Sei troppo bella, Tosca, e troppo amante », quasi vipérin, sifflé entre les dents…) jusqu’au déshabillage de la cantatrice, les gants noirs lentement enlevés, la robe qui tombe, le corset noir, la découverte du poignard, les coups furieux, le sang, le dernier soupir du chef de la police…

Ce qui est très fascinant, c’est de voir cette frêle Tosca, humainement brisée, cette femme-enfant que semble Radvanovsky, devenir une héroïne de drame, puis, tout en se rhabillant, garder le sang froid de s’emparer du sauf-conduit qui traîne sur le bureau, avant de détacher une rose de son bouquet pour la jeter sur le cadavre (manière de contourner la tradition du chandelier venue de Sarah Bernhardt) et de lancer son glacial « E avanti lui tremava tutta Roma ! »

« Come la Tosca in teatro… »

Au dernier acte, ne resteront comme éléments de décor que le mur de brique et les deux colonnes jumelées. Le rideau de fer côté cour aura disparu dans les hauteurs, et au bout du plateau incliné ne se découvrira que le noir de la nuit.
L’un des rares moments moins réussis sera la célèbre page orchestrale évoquant le lever de soleil sur Rome vu de la terrasse du Castel Sant’Angelo, avec le concert de cloches aux quatre coins de l’horizon, que Puccini était allé écouter in situ par souci de vérité. Le passage donnera l’impression d’être mal mis en place, le pâtre au lointain aura des problèmes d’intonation, bref la poésie en sera absente et les cloches seront davantage tapageuses que suggestives.

Beau solo de clarinette en revanche préludant à l’aria de Mario « E lucevan l stelle » où se confirmera un penchant de Jonas Kaufmann à barytoner qu’on avait de plus en plus constaté au fil de la représentation, en même temps qu’il utilisait à l’envi voix mixte et voix de tête. Tout cela ne l’empêchant pas de s’offrir des notes finales longuement tenues et à pleine voix.

Mais quelle beauté, quel pathétique et quelle nostalgie dans l’évocation des « dolci baci, e languide carezze ». Chant belcantiste ou chant vériste, qu’importe ? L’essentiel étant le portrait psychologique tout en suggestion d’un homme que le hasard ou le destin conduisent à un impavide héroïsme et à une mort qu’il sait venir.

Dans sa candeur, Tosca croit, elle, à la promesse que Scarpia lui a faite. Et rien ne sera plus charmant que sa petite pantomime montrant la manière de mimer la mort « come Tosca in teatro » et leurs rires entremêlés.

Ensuite viendront le dernier air de Mario pour évoquer les dolci mani, ces mains si blanches, faites pour cueillir des roses et qui viennent d’accomplir leur vengeance, et le dernier duo, sur le sublime thème lancinant des cordes, sommet de lyrisme et de fusion des voix, avant l'ultime étreinte, si touchante, un peu enfantine, Radvanovsky juchée sur un seul pied pour embrasser Mario en croyant le retrouver bientôt… Enfin l’entrée des carabinieri emplumés, et la cruelle vérité, « Finire cosi, finire cosi »…

Reste le problème du saut final dans le vide. Robert Carsen le résout avec élégance : Tosca monte jusqu’au bord supérieur du plateau, au bord du noir, un projecteur des cintres l’isole dans son halo, elle se dépouille de sa robe et elle saute.

Alors, au bord de ce plateau, s’allume une rampe de lampes tremblotantes. Rampe de théâtre...









 
 
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