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Toute la Culture, 01 juillet 2021 |
PAR Paul Fourier |
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Wagner: Tristan und Isolde, Bayerische Staatsoper ab 29.6.2021
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Tristan et Isolde porté par une dream team à l’Opéra de Munich
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Prises de rôles pour Jonas
Kaufmann et Anja Harteros, direction de Kirill Petrenko, mise en scène de
Krzysztof Warlikowski. C’est peu de dire que la nouvelle production de
l’opéra de Wagner était très attendue. Le résultat est à la hauteur des
attentes… Pas loin du firmament wagnérien !
Depuis plusieurs
semaines, les fora et les pages Facebook des fans bruissaient de mille
informations glanées çà et là. Après des mois de disette, ce Tristan
inespéré avait, sur le papier, tous les prérequis pour entrer dans la
mythologie wagnérienne. Les uns et les autres se désolaient de ne pas
avoir de place en raison de la jauge réduite (heureusement élargie dans les
derniers jours). On craignait même des annulations de dernière minute qui
gâcheraient la fête puisque la Reine Harteros venait de se faire porter pâle
pour sa Tosca de reprise à Salzbourg. La tension était donc à son comble
en cet après-midi du 29 juin d’autant que Kirill Petrenko assurait-là sa
dernière présence dans la fosse en qualité de directeur musical du
Bayerische Staatsoper.
Plus que tout autre opéra, Tristan est un long
cheminement psychologique dont il faut suivre de près l’évolution
Ce
soir, l’introduction de l’œuvre démarre sur un rythme très lent. Deux
figurants portant masque à l’expression impersonnelle apparaissent sur
scène, vêtus de jean, baskets et blousons. Leurs gestes sont lents comme la
musique, tendres et tristes à la fois. Serions-nous déjà en présence de
Tristan et Isolde, mais tous deux désincarnés ? Elle est faible, il la
porte. Ils paraissent morts et semblent annoncer l’histoire d’amour et de
mort qui va avoir le public comme témoin. Les deux silhouettes
s’affaissent et, surgissent sur l’écran deux albatros rasant la mer. Le
voyage onirique peut commencer, car, de décor, il n’y en aura pas d’autre
que celui d’une grande salle aux murs de bois.
Lorsque Anja Harteros
parait, on est immédiatement frappé par ce médium si consistant, par
l’ampleur de cette voix dont la beauté parait s’épanouir encore et toujours
avec le temps. Son « Entartet Geschlecht », empli de véhémence, annonce
qu’aucun signe de faiblesse ne viendra probablement troubler l’avancée de
cette Isolde. À ses côtés, dès son « Isolde ! Herrin ! »,
l’impressionnante Brangäne de Okka von der Damerau apparaît comme l’alter
ego vocal de sa maîtresse, même si, dans ce qui suit, celle-ci devra
retrouver son rang et sera condamnée à enfiler un tablier de servante afin
d’exécuter les volontés d’Isolde.
Cette Isolde imaginée par Krzysztof
Warlikowski est une bourgeoise hautaine à chignon, sûre d’elle et de son
statut, volontaire, intraitable. Dans ce premier acte, la froideur,
l’indifférence même, règnent entre elle et ce Tristan en costume blanc. Les
mâles se comportent en mâles et cette Isolde qui cisèle tous ses mots,
portant là l’interprétation à un niveau superlatif, montre son exaspération
face à la situation. Il faut l’entendre prononcer « Rache ! Tod ! Tod uns
beiden ! » («Vengeance ! Mort ! Mort à nous deux !»), ce « Ungeminnt » («
Sans être aimée voir cet homme… ») appuyé de sa voix grave ou encore « Nun
leb wohl, Brangäne » (« Et maintenant, adieu, Brangäne ! ») pour s’assurer
que cette Isolde, probablement peu conventionnelle, est, à coup sûr,
exceptionnelle.
Dans le couple, encore adversaires, Isolde apparaît
clairement comme une dominatrice et l’image où, majestueusement, elle
brandit son épée sur Tristan accroupi, se charge d’une grande force
suggestive. Obligeant celui-ci à la vêtir d’un long manteau (dans lequel
Harteros est sublime), à la parer de ses bijoux, l’on ressent bien
l’humiliation qu’elle veut lui infliger. Puis vient le philtre d’amour…
Les silences aménagés par Kirill Petrenko lors de la transmutation des deux
personnages, pendant que les motifs et couleurs du papier peint se
déforment, illustration d’une perception comme troublée des esprits envahis
par la drogue, sont admirables. En ce premier acte, Jonas Kaufmann
apparaît un peu en retrait au regard d’Harteros qui domine le plateau
Dualité et dédoublement
Au deuxième acte, les dualités sont
nombreuses, le jour et la nuit, l’amour-lumière et la mort-nuit sont
omniprésents. Dans un geste puéril, mais symbolique, Isolde joue avec
l’interrupteur. L’Amour est présent, mais la Mort est désirée.
Warlikowski qui, à l’introduction, a déjà dédoublé les personnages, fait de
même avec la situation des deux amants impossibles. Pour multiplier les
sentiments tout en les brouillant, le second acte voit se dérouler deux
scènes parallèles. Sur l’écran, Isolde-Harteros, en imperméable et lunettes
noires, entre dans une chambre d’hôtel et va attendre – longtemps –
l’arrivée de Tristan-Kaufmann. Ce qui va s’y passer n’est pas ce que l’on
pense. Non seulement l’amour physique est absent, mais les deux
protagonistes, hagards, ne parviennent même pas à se toucher. Et lorsqu’elle
se couche sur le lit, sa position est plus celle d’une morte que celle d’une
femme qui s’abandonne à l’amour. Pour Krzysztof Warlikowski, l’amour
entre ces deux-là est assurément un amour impossible et le philtre d’amour
n’y fait rien. Face à l’écran, les deux personnages qui évoluent sur
scène sont dans la même impossibilité. La mort désirée prendra la forme de
deux seringues qui peuvent contenir autant le liquide de mort qu’une drogue
permettant de rester dans l’état de transe dans lequel les deux amoureux
sont enfermés. Ce faisant, Krzysztof Warlikowski fait une lecture
radicale de l’opéra de Wagner et l’on peut imaginer que c’est ce qui sera
sanctionné par les huées de nombreux spectateurs à l’issue de la
représentation. Car l’on doit avouer aussi que, malgré la beauté musicale
sublime du duo d’amour, lors de ce second acte, l’ennui arrive à nous
saisir.
Humilié par Isolde au premier acte, Tristan l’est également
par la situation à la fin du second acte, lorsqu’il rampe pour échapper à la
colère de Marke ; belle image pour cet homme dont la torture de l’esprit
précède la mort physique.
Jonas Kaufmann qui a un peu difficilement
entamé l’acte II monte progressivement en charge vers un duo d’amour
magnifique aux côtés d’Harteros. Il aborde ensuite cette fin d’acte de
manière magistrale, traduisant sa souffrance en une douloureuse complainte
sublimement interprétée en mezza voce.
Au début du troisième acte,
l’on retrouve un homme qui se désincarne petit à petit. Alors que le cor
anglais joue, attablé avec des marionnettes, identiques à nos personnages du
début, Tristan partage avec son double sa triste condition de mourant.
Durant tout cet acte, Warlikowski montre un dispositif extrêmement
intéressant avec ce héros qui se dédouble, comme si l’esprit qui monologue,
s’était disjoint du corps qui s’éteint. Si le coma devait être réduit à
cette image, celle-ci conviendrait parfaitement.
Si l’acte I était
celui d’Isolde et l’acte III celui de Tristan, cet acte ultime est, ce soir,
celui de Jonas Kaufmann
Bien sûr, la beauté orchestrale dans laquelle
Kirill Petrenko nous enveloppe dans l’introduction est déjà un enchantement.
Bien sûr, le Kurwenal de Wolfgang Koch qui interprète sa partie comme un
superbe lied est magistral. Mais Jonas Kaufmann se jette à corps perdu
dans cet acte III. D’aucuns pouvaient penser que Petrenko réduirait le
volume de son orchestre pour faciliter la tâche du ténor. Que nenni ! En
cette première, l’on assiste à un combat de titans entre le chef et le
ténor, un combat où Kaufmann donne tout et ne s’économise jamais… à un point
tel que l’on se demande s’il tiendra la longueur à ce rythme. Mais jamais
il ne faiblit et plus le ténor se consume, plus le chef enflamme son
orchestre. Le moment de fusion atteint son apogée à l’arrivée du bateau
d’Isolde alors que la marionnette est saisie des spasmes qui précèdent la
mort, que l’enveloppe charnelle se dérobe pendant que l’esprit se libère.
Pendant tout l’acte « Isolde kommt ! », « Der Trank », « Das Schiff ! », «
Verloren ! » claquent alors que Petrenko accompagne son orchestre comme un
homme aux mille bras. En cette fin d’acte, Kurwenal, Brangäne, Marke,
Melot entrent dans la danse et semblent galvanisés par l’énergie qui règne
sur scène. Enfin, Isolde restée seule avec le corps de Tristan sur lequel
a été déposé un lys, symbole de pureté, peut aborder son Liebestod. Ce
n’est probablement pas le plus subtil ni le plus aérien que l’on ait
entendu, mais il brille encore de toute la puissance de la soprano qui
termine à ce moment une superbe prise de rôle. Sur l’écran les deux corps
couchés sur le lit sont engloutis par les flots et, les visages, se tournant
l’un vers l’autre, parviennent enfin à se sourire.
Cette belle image
nous renvoie à l’acte II et clôture ainsi la mise en scène de Krzysztof
Warlikowski. Elle montre cependant que le metteur en scène s’est enfermé
dans une idée sans pouvoir ensuite s’en libérer. Les intentions sont claires
et certains tableaux extrêmement forts. Le dédoublement – en vidéo comme en
personnages – qui vient en pendant de la dualité entre amour et mort apporte
aux deux protagonistes une forme de transcendance. Mais, alors que
l’esprit de Tristan et celui d’Isolde s’élèvent vers le sublime, alors que
la musique s’enflamme au deuxième et au troisième actes, il aurait fallu que
la mise en scène fasse de même et ne reste finalement pas si terre à terre
avec ses images, certes signifiantes, mais, quoi qu’il en soit trop communes
et parfois même, étriquées, voire ennuyeuses. Pour Krzysztof Warlikowski,
Tristan et Isolde ne sont qu’un homme et une femme qui auraient pu s’aimer,
qui souffrent, traversent des moments de transe et meurent. Mais, ce soir,
il manque quelque chose pour que cela adhère totalement à la musique et au
texte de cette œuvre sublime qui fut si difficile à composer pour Wagner.
Car cette musique et ce texte ne disent pas que cela !
Oser aborder
Tristan et Isolde à Munich, c’est forcément un challenge immense compte tenu
des prédécesseurs prodigieux qui y brillèrent dans les rôles principaux
Ce soir, Jonas Kaufmann et Anja Harteros font plus que relever le gant.
Ils inscrivent leurs interprétations dans l’histoire de ces rôles. Celles-ci
peuvent ne pas plaire pas à tout le monde si l’on suit les réserves de
certains spectateurs croisés à la sortie. Mais ils ont tout donné, à corps
perdu et à leur façon, avec leurs armes propres et cela a été salué par de
longues ovations. Les enjeux vocaux ne sont pas les mêmes pour Isolde et
Tristan. Elle, présente immédiatement en scène, aborde l’opéra comme une
guerrière et c’est, vers la fin, que le Liebestod devra s’affiner pour
devenir moins spectaculaire et plus émotionnel. Lui, à n’en pas douter,
en cette première avait comme tâche prioritaire d’assurer sur la longueur ce
rôle impossible et cela explique sûrement une interprétation en demi-teinte
jusqu’au duo d’amour. Mais, ensuite… ce Tristan explose littéralement et
dans sa coopération avec Petrenko, atteint des sommets qui nous laissent
pantois.
La réussite du spectacle reposait avant tout sur les épaules
des deux artistes, mais ils étaient accompagnés d’une superbe équipe.
Okka von der Damerau est une Brangäne de feu aux moyens vocaux considérables
qui donne une réplique d’égale à égale à Anja Harteros. La chanteuse issue
de la troupe du Bayerische Staatsoper suit un parcours exemplaire. Elle est
prévue interpréter Brünnhilde dans La Walkyrie à Stuttgart l’année prochain.
Sa prestation de ce soir montre qu’elle sera prête à relever le défi.
Dans ce qui nous est proposé scéniquement, Wolfgang Koch, en Kurwenal,
se retrouve au premier acte à trop jouer la brutalité, mais, à l’acte III,
il délivre un accompagnement magnifique, véritablement discordant et subtil
face à la prouesse de Kaufmann et à l’agonie exaltée de son maître.
Certes, Mika Kares (Marke) est encore très loin d’égaler la performance de
René Pape qui nous a ébloui ces dernières années dans le rôle et, si son
approche demande à être affinée, la voix est impressionnante, solide et
belle. Il faut avouer que Marke comme Melot sont tellement placés en
situation de figurants par le metteur en scène que leur tâche n’en est pas
facilitée. Conséquence, dans le rôle de l’ami de Tristan qui l’a
abandonné, Sean Michael Plumb assure néanmoins vocalement, mais manque de
présence dramatique. Enfin Dean Power, en berger, se révèle magnifique et
Christian Rieger et Manuel Günther, parfaits dans leurs petits rôles.
Il est temps pour Kirill Petrenko d’abandonner la baguette de directeur
musical du Bayerische Staatsoper, laissant ainsi, avec ce Tristan et Isolde,
un testament d’une beauté incomparable.
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