Forum Opera, 28 Novembre 2021
Par Maurice Salles
 
Verdi: Otello, Teatro San Carlo Napoli ab 21.11.2021
 
Un féminicide ordinaire ?
Sur les huit représentations de l’Otello de Verdi pour la réouverture de la saison d’opéra du San Carlo de Naples, Jonas Kaufmann doit en chanter cinq, s’assurant ainsi la part du lion. De Chypre ? Rien n’est moins sûr car si les trompettes annoncent avec éclat l’approche des envoyés du Doge et du Sénat de Venise, où ont-ils abordé ? En Lybie, en Irak ? Les deux sont plausibles, car comme on le sait, Mario Martone veut inscrire ses mises en scène dans son temps. Peu importe au fond, une armée d’occupation reste la même, quel que soit le lieu. Elle s’installe en force et sa seule présence est ravageuse, comme en témoigne la concurrence entre les préposées au repos des guerriers. Sans doute vient-elle en aide à des réfugiés qui ont peut-être fui les combats passés et qui sont accueillis et soignés après avoir échappé au naufrage en même temps que le commandant en chef. Mais cette ambigüité même est toxique.

Ce cadre posé, c’est sous l’angle du féminicide que la mise en scène traite l’histoire d’Otello. En dépit de tous les atours lyriques dont le personnage s’entoure, le fait majeur, c’est son crime, qui n’est pas moins condamnable que ceux qu’on lit dans la chronique des faits divers. Ce qui relèverait un peu l’intérêt, c’est la position sociale des concernés. Mais justement le refus du faste lié à leur statut les ramène à une banalité qui tend au réalisme, et l’évacuation rapide du corps de Desdémone contribue peut-être à mettre en évidence le peu de cas que la société fait de tels événements. Soit.

Sauf que ce parti pris ravale Otello au niveau de ceux qui tuent leur femme parce que son corps leur appartient. Or toute l’œuvre dit autre chose : sans doute la beauté physique de Desdémone ravit-elle Otello, mais ce n’est pas pour ses formes qu’il l’a aimée, pas plus qu’elle ne l’a aimé pour son apparence. Leur duo est très clair : elle a eu pitié de ses malheurs, et cette bonté l’a conquis. Il s’agit de sentiments réciproques, pas d’une attirance trouble pour la différence de l’autre. Il avait soif d’être compris et elle avait tendu l’oreille. Ce qu’elle lui avait donné, c’était son âme. La reprendre, c’était le tuer. Alors il la tue d’abord, parce qu'il croit qu'en donnant son corps à Cassio son âme est perdue pour lui. Tout cela la musique le dit, dans cette parabole d'une chute vertigineuse, de la gloire initiale à l'ignominie. Otello fait pitié, même quand il est violent, parce qu'on le voit d'une scène à l'autre s'engluer dans le piège qui lui a été tendu, si malheureux que toute analyse lui est devenue impossible. Et si on a encore pitié de lui, malgré le crime qu'il vient de connaître, c'est parce qu'on sait que ce qu'on a vu est du théâtre. La réalité nous aurait horrifié et on n'éprouverait pour le meurtrier que du dégoût.. Vouloir traiter ce meurtre de théâtre comme s'il était un meurtre réel, c'est vouloir faire de Boito et de Verdi des moralistes, ce qu'ils n'étaient pas.

Mais le sens est une chose, le plaisir des yeux en est une autre. Les éléments visuels du spectacle sont d'une grande séduction. Après la tempête initiale, superbes éclairages sur des flots déchaînés, les décors évoluent par installations rapides menées évidemment manu militari et l’on voit surgir tentes-dortoirs, hôpital de campagne, ou après de courts précipités, colonnes de Leptis Magna pour le pseudo-rêve de Cassio et géométrie du baraquement de pisé pour les officiers, avant l’intérieur banal du foyer d’Otello et Desdémone. Ces décors signés Margherita Palli ont des couleurs « réalistes », ocre du sol et bleu du ciel, encore que les lumières de Pasquale Mari les assombrissent en parallèle avec l’humeur d’Otello. Les costumes d’ Ortensia De Francesco donnent leur unité au parti pris de la mise en scène : hormis les réfugiés et les envoyés de Venise, tout le monde porte l’uniforme, y compris Desdemona et Emilia, et les couleurs choisies imposent le rapprochement avec l’armée américaine. Les Vénitiens sont en complet sombre, quant aux uniformes de cérémonie noirs revêtus par les officiers pour les accueillir, sont-ils une référence significative au fascisme ?

Si pour nous l’émotion est tenue en lisière, ce n’est certes ni du côté des chœurs ni du côté de l’orchestre qu’il faudra en chercher la raison ! Les premiers sont en nombre suffisant pour animer la scène et rendre crédible l'option d'un cantonnement militaire. Voix blanches ou chœurs d'adultes, ils ont la sonorité franche et la conviction qui en impose. Les effets de progression dans l'espace sont très réussis. Quant à l'orchestre, bien qu'avec un effectif amputé, en particulier au niveau des cordes, Michele Mariotti fait des miracles dont le dernier n’est pas d’avoir conquis les musiciens, qui restent en place pour l’applaudir, aux saluts, et nombre de ses confrères savent que ce n’est pas courant dans la maison ! Ce feeling est manifeste dans la qualité sonore atteinte, qui permet, grâce à la préparation minutieuse et l'extrême concentration des instrumentistes, de réduire à presque rien les lacunes de la densité prescrite. Sauf peut-être au tout début du quatrième acte, ni l’intensité sonore ni les contrastes n’en souffrent. Pour le reste, vigueur des accents et chatoiement de couleurs, de la fosse s'élève, avec une précision qui étreint la sensibilité, ce que le compositeur voulait faire entendre et que le spectacle a peut-être trop cherché à mettre à distance.

Dans la foule qui tremble pour ce capitaine victorieux dont la tempête bouscule le bateau, le souhait a fusé : que la mer l’engloutisse ! Cette haine révélée, on apprend très vite qu’elle est née de l’envie et du racisme – « ce sauvage aux lèvres gonflées ». Une promotion manquée vécue comme une nouvelle injustice, la coupe est pleine, il faut réagir. Le guerrier triomphant a un talon d’Achille, sa désirable jeune femme. Commence alors la mise en place des insinuations qui vont faire naître le soupçon et empoisonner un cœur simple. Ce grand soldat est un naïf. Etranger par ses origines au monde où il vit, il y occupe, de par ses exploits militaires, une position sans cesse à confirmer. C'est un homme loyal et sensible : Il suffira de le prendre par les sentiments et il s’effondrera. L’habileté tactique du poseur de piège tendrait à prouver qu’on a eu tort, en effet, de ne pas le promouvoir. Tout se joue en peu de mots, des inflexions inattendues, un silence, une moue, un mouvement de tête pour se détourner : autant de signes discrets, peu perceptibles dans l’immensité de la scène. On les devine, ils sont là dans la voix d’Igor Golovatenko, mais on ne les voit pas, dans l’espace où l’on perd en partie la justesse des mimiques. Son Iago est irréprochable, mais ne donne pas le frisson même si son credo est absolument remarquable d’intensité contrôlée.

Le parti pris de la direction d'acteurs affecte évidemment la perception des rôles tenus par Maria Agresta et Jonas Kaufmann. L’une et l’autre font pourtant passer dans leur voix toute l’intensité désirable pour transmettre les émotions. Desdemona porte l’uniforme, quelle qu'en soit la raison. Cette habituée de la vie militaire témoigne de sa compassion pour les malheureux et on la voit, en ange des réfugiés, parcourir leurs rangs et les réconforter. On est loin de la fille à papa un peu nunuche qui a osé un mariage …mais nous nous égarons, puisqu’il est désormais sinon impossible du moins très risqué d’évoquer la différence d’apparence. Voilà donc une jeune femme moins soumise, moins encline à céder sans combattre et elle prendra une arme pour menacer Otello, pour le tenir en respect tandis qu’elle attend le témoignage de Cassio qui la disculpera. Et même lorsqu’elle comprend que s’il est mort il ne peut la sauver, elle résiste aussi longtemps qu’elle peut à l’étreinte d’Otello qui l’étrangle. La voix de Maria Agresta s’est affermie assez vite et a dessiné un personnage résolu, sans les fragilités habituelles, mais dont la sensibilité délicate s'exprime en raffinements vocaux, qui culmineront au quatrième acte dans une prière justement acclamée.

Raffinements dont Jonas Kaufmann n’ignore rien et qui caractérisent son Otello. Pourtant, parce que les artistes sont des êtres humains, cette soirée du 24 a bien fini mais pas trop bien commencé : pour l' Esultate initial les notes du héros sont là mais la voix est engorgée et le haut de la tessiture sent l’effort. D’un acte à l’autre l'amélioration ira crescendo et l’on pourra savourer les demi-teintes, les piani et les sons mourants aussi bien que les emportements du troisième acte, où le talent du comédien est comme une extension naturelle du chant. Au dernier acte il reste seul en scène, l’efficacité de la structure militaire ayant fait emporter le cadavre. Faute de ce support macabre il ne peut l’étreindre et le public est ainsi privé du tableau pathétique qui fait pleurer ; mais il suffit de tendre l’oreille et d’écouter la voix du ténor mourir avec l’orchestre pour accéder à l’émotion sans filtre. Alors, un féminicide banal ? Le lyrisme de la partition, qui n’est pas un piège pour abuser la sensibilité de l’auditeur, le dément.

Qu’ajouter sinon que les autres protagonistes ne déméritent pas, avec deux mentions particulières, le Cassio d’ Alessandro Liberatore et l’Emilia de Manuela Custer, dont l’indignation finale a l’accent vigoureux de la sincérité. Quant aux chœurs, ils sont d’une qualité superlative, et leurs polyphonies comme les effets spatiaux sont de vraies délices. Aux saluts ils triomphent eux aussi. Le metteur en scène ne venant pas saluer, aucune fausse note ne trouble le concert d’ovations. Salle comble, salle comblée !












 
 
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