Le Monde, 26.11.2021
Marie Aude Roux
 
Verdi: Otello, Teatro San Carlo Napoli ab 21.11.2021
 
Au San Carlo de Naples, le ténor Jonas Kaufmann campe idéalement un Otello aux pieds d’argile face à une Desdemona guerrière
Nouvelle production très attendue, le chef-d’œuvre de Verdi revu par le réalisateur Mario Martone met en scène un féminicide.

C’est en présence du président de la République italienne, Sergio Mattarella, longuement applaudi par le public, que s’est déroulée, dimanche 21 novembre, la première d’Otello, de Verdi, au Théâtre San Carlo de Naples. Une nouvelle production, qui ouvre la première vraie saison de Stéphane Lissner, surintendant et directeur artistique de la scène lyrique napolitaine depuis 2019. Une soirée de gala, avec une brochette de personnalités – le maire de Naples, Gaetano Manfredi ; le président de la région Campanie, Vincenzo De Luca ; le préfet de Naples, Claudio Palomba ; le président de la Chambre des députés, Roberto Fico ; le ministre de l’Education, Patrizio Bianchi –, ainsi que moult bella gente en robe de soirée et smoking sous les flashs des paparazzi. Sur le plateau, l’héroïne de la soirée, Desdemona, n’a pas quitté pour mourir sa tenue de camouflage militaire, soldate enrôlée dans une armée occidentale en opération au Moyen-Orient, conduite par Otello.

L’opéra mis en scène par Mario Martone s’ouvre bien sur une tempête. Mais plus de bataille navale entre Vénitiens et musulmans : les troupes d’Otello ont pour mission le sauvetage de migrants en perdition dans leur embarcation de fortune. La juxtaposition d’une vidéo maritime en fond et d’un dispositif ondoyant de toiles peintes d’opéra baroque résout judicieusement l’équation scénique, donnant l’impression que les secours entrent à mi-corps dans les vagues. Un décor d’apocalypse, dont jaillit, fusil automatique en main, l’Otello de Jonas Kaufmann, foulard rouge autour du cou. Celui-là même qu’il offrira à Desdemona en récompense de sa bravoure et de son courage, une fois revenus au camp de base, où l’on festoiera avant le duo d’amour sous le beau ciel étoilé du désert.

Avec ses allures de guerrière à la Lara Croft, Desdemona n’a plus rien de l’épouse soumise et vertueuse d’un homme dont elle s’affiche l’égale jusque dans son métier. C’est en femme moderne et indépendante qu’elle succombera, quasiment les armes à la main, victime de féminicide. Car la jolie blonde en rangers et pantalon cargo combat pied à pied le démon de la jalousie qui transforme en monstre l’homme qu’elle aime. Un Otello colosse aux pieds d’argile, que manipule le diabolique Iago, pervers narcissique nourri de vengeance.

Dans la « Chanson du saule », cette triste complainte des femmes abandonnées, elle jette avec rage le peigne retenant ses cheveux dans un mouvement de révolte qui rompt avec l’habituelle résignation du personnage. De même, un pistolet dissimulé sous son oreiller, donne-t-elle le signal de l’affrontement mortel, après – moment magnifique – qu’ils sont restés longtemps adossés de part et d’autre d’un mur mitoyen, elle attendant le déchaînement de la violence, lui le redoutant. Seul regret, que le metteur en scène n’ait pas poussé au bout la logique de son personnage. Promptement désarmée, Desdemona sera finalement étranglée là où on aurait voulu un vrai duel à mort, dont Otello ne serait pas sorti physiquement indemne.

Des visions de cartes postales, bribes de colonnades antiques, ciels rougeoyants, silhouette de kasbah ocrée, habillent une scénographie qui donne au « Songe de Iago » (la fausse narration d’un rêve de Cassio dévoilant sa relation amoureuse avec Desdemona) les contours vibratiles d’un mirage, celui d’un couple tendrement enlacé sur une dune de sable. L’arrivée en Jeep des représentants du gouvernement, en costume et avec attaché-case, signe l’humiliation publique de Desdemona et la fin d’Otello.

Le Théâtre San Carlo a réuni une distribution d’excellence, dominée par un Jonas Kaufmann idéal dans le rôle du héros blessé à l’âme. Après l’entrée triomphale du fameux « Esultate » lancé à la face du ciel, le ténor prouve une fois de plus qu’il possède toutes les vocalités pour incarner la complexité d’un personnage alliant force et fragilités. Couleurs sombres barytonnantes et projection rayonnante dans l’aigu, couplées à un art subtil de la mezza voce, ouvrent au chanteur des abîmes d’expressivité, une variété rare de couleurs et de dynamiques. Magnifique et bouleversant, l’air Dio ! Mi potevi scagliar, point de bascule qui commue l’amant en meurtrier, ou le désespoir absolu qu’est la scène dernière « Ecco la fine del mio cammin », dont l’ultime supplique, « un altro baccio », déchire le cœur.

Comparse des débuts du ténor allemand dans le rôle-titre, en juin 2017, à la Royal Opera House de Londres, la soprano italienne Maria Agresta campe une Desdemona survitaminée, à la présence scénique jouissive. Une incarnation en phase avec une voix aux aigus solides, à la ligne de chant maîtrisée, et à la technique superbement nuancée, qui révèle dans la prière de l’Ave Maria un sentiment d’élévation pur et recueilli.

Si le Cassio d’Alessandro Liberatore reste un rien pâlichon, le Iago brutal et cynique d’Igor Golovatenko est à la hauteur de son entreprise de destruction. Seconds rôles de qualité, avec l’Emilia tatouée de Manuela Custer, Matteo Mezzaro (Roderigo), Emanuele Cordaro (Lodovico) et Biagio Pizzuti (Montano). Sous la direction ardente de Michele Mariotti, les Chœurs (excellemment préparés par José Luis Basso) et l’Orchestre du Théâtre San Carlo, malgré quelques faiblesses dans certains pupitres, ont exprimé toute la saveur du drame verdien.












 
 
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