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Resmusica, Le 23 avril 2021 |
par Jean-Luc Clairet |
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Wagner: Parsifal, Wiener Staatsoper, 18. April 2021 (Stream, Aufzeichnung vom 11. April 2021)
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Serebrennikov emprisonne Parsifal à Vienne
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Kaufmann, Garanča, Tézier, Zeppenfeld,
Koch, Serebrennikov, Jordan : la prestigieuse affiche viennoise se sera
montrée à la hauteur de l’ultime célébration wagnérienne. Une nouvelle
vision réalisée à distance par le metteur en scène russe, toujours assigné à
résidence dans son propre pays.
C’est ce « Zur Raum wird hier die
Zeit » de Gurnemanz à Parsifal qui a déclenché l’inspiration de Kirill
Serebrennikov, pour qui cet instant est le plus sublime de la partition.
Toujours animé par le désir de traduire dans notre monde contemporain la
modernité des opéras, le seul lieu apte à exprimer le vertige
spatio-temporel de ce moment de pur génie wagnérien est, pour lui, l’envers
du décor monastique en vogue dans l’histoire de l’œuvre : la prison.
Parsifal en prison ! Mais comment cela a-t-il pu arriver ? Vous avez
(justement) quatre heures !
Et bien voici : l’impulsif « chaste fol
», habitué à tirer sur tout ce qui bouge (c’est lui qui le dit d’emblée : «
Im Fluge treff Ich, was fliegt »), n’en est apparemment pas à un crime près.
Récidiviste, même en prison, il égorge sous la douche un jeune et pâle
détenu trop entreprenant, aux omoplates tatouées d’ailes de cygne. Parsifal
version Serebrennikov est une petite frappe pasolinienne (poings en guise de
cerveau) détenue dans le gris d’un quotidien pénitentiaire bien familier :
sorties groupées dans la cour, violence sourde, virilité, culturisme,
introspection, aspiration religieuse… Gurnemanz est un tatoueur émérite dont
l’art est très prisé par des hommes en quête de repères. Également gardien
de la Légende (wagnérienne) rien ne manque de l’arsenal christique déversé
dans le livret : on trouvera croix, lance et calice sur la peau d’imposants
malabars à qui il ne ferait pas bon se frotter. Quant au Graal, on conseille
de bien suivre l’action haletante de l’Acte II pour découvrir où il se
niche.
Surplombant l’action déroulée dans trois décors successifs, la
vidéo en écran divisé, tournée à l’hiver 2020 en Russie par Serebrennikov,
plonge dans ce Monsalvat ultra-viril dont l’extérieur à l’abandon pourrait
être, ô nostalgie, l’envers du Parsifal de Wieland Wagner. Dans cet univers
où l’ennui est le maître-mot (les flocons de neige comme seule joie de jours
sans fin succédant aux jours sans fin), il n’y a pas une seconde de
distraction en revanche pour le spectateur, qui reconnaîtra au passage la
bouche cousue de Piotr Pavlenski. Rarement aussi captivant, le très long
Acte I, savamment découpé en sept journées, se conclut, au son d’un Durch
Mitleid wissend confié à Kundry, par un sommet de séduction vénéneuse.
Kundry est une journaliste en reportage, jouant à l’occasion les
rabatteuses pour Klingsor, magnat d’un journal de mode (Schloss), exploitant
les corps de modèles recrutés dans les lieux où l’écrin de la violence, de
la religion peut s’avérer vendeur quand il s’agira de créer le désir de
slips ou de cuirs griffés. Les filles-fleurs (secrétaires et conceptrices de
mode de Schloss Entreprise), déshabillent et rhabillent à l’envi l’éphèbe
venu du caniveau, dont la beauté diabolique (« Er ist schön der Knabe »)
n’épargnera ni Klingsor, ni Kundry condamnée elle aussi à la prison après le
meurtre de son patron.
Serebrennikov est actuellement, à l’instar de
Tobias Kratzer, un des plus formidables raconteurs d’histoires de la scène
lyrique. Pour suivre le destin chaotique de Parsifal, il choisit, comme son
collègue allemand l’a fait avec brio pour Faust à Bastille, de faire doubler
Jonas Kaufmann par sa version adolescente (le troublant Nikolay Sidorenko).
Kaufmann joue le Parsifal introspectif qui se souvient de sa tumultueuse
jeunesse. Il refait le chemin qui l’a mené de la prison à la vraie vie, de
l’ignorance à la conscience. La démarche, qui pourra frustrer les fans du
ténor (Sidorenko est la vedette des Actes I et II, contemplé par un Kaufmann
qui se voit presque réduit à « jouer les Sondra Radvanovsky » de la récente
Aïda à l’Opéra de Paris) prend tout son sens au III. On sait considérable le
temps passé par Parsifal à retrouver le chemin de Montsalvat : on en prend,
pour la première fois, la pleine mesure lorsque surgit devant Gurnemanz
Kaufmann sans Sidorenko. Longtemps hantée par le souvenir du meurtre du «
cygne », comme par la nuit passée avec Amfortas, la petite frappe d’antan a
mûri, pris du lest. Loin à présent des errements passés, la voici enfin
devenue ce splendide être humain capable d’offrir le Graal à Amfortas et
même la Liberté à tous. Comment mieux dire : « Peu importe ce qu’on a été,
l’essentiel est ce qu’on devient. » Un homme. Enfin.
L’incarnation de
Jonas Kaufmann a mûri elle aussi mais le rôle, qu’il couronne d’un « Öffne
den Schrein » aux consonnes ciselées, lui convient toujours aussi bien. Le
célèbre clair-obscur du timbre s’accorde idéalement à ce Parsifal aux
couleurs automnales, qui semble questionner tout autant l’interprète à ce
stade de sa carrière que le personnage qu’il incarne. De surcroît d’une
humilité particulièrement en situation, on le sent constamment concerné par
le travail d’équipe en jeu. Elīna Garanča, sublime nouvelle Kundry, s’empare
du personnage de façon marquante et l’on ne remerciera jamais assez le
metteur en scène de casser définitivement l’image accolée au personnage :
effacé le souvenir des sauvageonnes en peau de bête, des hystériques aux
cris de folle, avec cette Kundry en rébellion complète, est-il besoin de le
préciser, avec les « Dienen » en usage. Le velours belcantiste pare la
rugueuse héroïne wagnérienne d’une séduction assurée, à laquelle personne ne
pourra résister. L’écart visionnaire du très attendu Lachte culmine avec
splendeur. On s’était préparé à une prise de rôle : on est convié de fait à
une véritable intronisation wagnérienne. Suspendant son orchestre aux lèvres
de ces deux magnifiques interprètes le temps d’un Acte II prenant son temps
sans temps mort, n’hésitant pas à prolonger pour Serebrennikov certains
silences stratégiques, Philippe Jordan, en bel héritier (on n’a pas oublié
la consomption paternelle de la version Syberberg), couvre plus d’un endroit
d’une noirceur qu’on ne lui soupçonnait pas à Bayreuth. L’ensemble vibre
tout en donnant le sentiment de battre des records de lenteur (alors que
l’on est encore loin des versions Knappertsbusch). La profonde intériorité
comme l’allemand très châtié de son Amfortas autorisent Ludovic Tézier à
rejoindre la trop maigre liste des chanteurs français wagnériens. Georg
Zeppenfeld importe de Bayreuth la simplicité tranquille de son Gurnemanz,
gorgé d’humanité. Le Titurel caverneux et tremblant de Stefan Cerny sert de
voix intérieure à Amfortas. Wolfgang Koch déploie toute la noirceur et le
volume possibles pour dénoncer le veule prédateur que seules quelques balles
bien placées feront taire.
Écuyers, Chevaliers, Filles-Fleurs, chœur
et figurants complètent (quelle direction d’acteurs !) le tableau de ce
bouleversant apprentissage de la compassion. La caméra de Michael Beyer,
bien que forcément dépassée par toutes les informations fournies par la
vidéo, filme la circulation des désirs avec une apesanteur recueillie. « Ici
le Temps et l’Espace ne font qu’un. »
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