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Forum Opera, 03 Décembre 2019 |
Par Yannick Boussaert |
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Korngold: Die tote Stadt, Bayerische Staatsoper, ab 18. November 2019
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Jonas Kaufmann : nouvelle étape, nouveau triomphe
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C’était l’événement annoncé de la fin de
l’année 2019, c’est désormais un triomphe avéré, tant pour Jonas Kaufmann
qui affrontait un nouveau rôle aux exigences extrêmes que pour les acteurs
émérites de cette Ville morte. Le ténor bavarois poursuit donc l’ascension
qui doit le mener vers Tristan – un troisième acte en avril à Boston et
Carnegie, et une prise de rôle en 2021 en Bavière, si l’on en croit les
on-dit locaux (Krzysztof Warlikowski mettrait en scène) – et l’étape « Paul
» le conduit déjà très près de ce sommet. Le rôle, proprement écrasant,
mobilise le chanteur dans de longs monologues, exige un médium solide tout
en sollicitant fréquemment l’aigu dans des phrases à la tension extrême.
Jonas Kaufmann ne s’économise pas et galbe les muscles vocaux dès ses
premières répliques. Celui à qui certains ont reproché un certain maniérisme
par le passé en seront pour leur frais : émission claire, voix à la
puissance certaine et aigus de poitrine claironnants, il se réserve les
demi-teintes et piani dont il a le secret pour les passages les plus
tendres, les instants d’intimité et de fragilité de Paul. L’endurance du
ténor ne laisse aucun doute, et même, après un premier acte tendu, il
retrouve une souplesse exemplaire, brûle les planches de sa voix et de sa
présence dans le duo du deuxième acte et couronne son incarnation dans un
final à la poésie magnifiée par un timbre qui aura conservé toute sa
fraîcheur. Il s’impose déjà comme un grand Paul et laisse entrevoir le
Tristan qu’il pourrait être demain.
Une telle réussite est rendu
possible en partie par l’équipe autour du chanteur. Marlis Petersen s’avère
l’aiguillon parfait pour piquer ce Paul. Présence scénique encore plus
magnétisante que celle du ténor, elle le pousse dans ses retranchements et
porte leurs disputes et ébats dans des confins torrides. Pourtant ses
premières interventions font craindre un sous-dimensionnement comme pour la
Salome de l’été passé. Certes, la matière vocale n’est pas aussi étoffée
qu’on pourrait le souhaiter et cette Marietta s’avère davantage espiègle
vocalement que pleinement séductrice, faute des moirures suffisantes.
Pourtant, de scène en scène, Marlis Peterson installe son personnage en même
temps qu’elle caracole, véritable furie scénique. Sa transformation en
apparition de Marie, jeune femme en phase terminale d’un cancer, sidère le
public, de même que le cristal pur avec lequel elle chante ces quelques
répliques déchirantes. Les duos des actes suivants, qu’elle charge de tout
l’érotisme physique et vocal qu’elle peut mobiliser, finissent d’emporter
toutes les réserves. Chanceux Jonas Kaufmann, qui après Kristine Opolais à
Londres dans Puccini, trouve en Marlis Petersen une égale bête de scène.
Chanceux les spectateurs qui assistent à pareille rencontre. Le bémol de
la soirée vient du reste de la distribution qui, sans démériter, ne se hisse
pas aux mêmes sommets. Jennifer Johnston compose une Birgitta émouvante mais
parfois en mal de justesse ; Andrzej Filonczyk s’avère bien trop prosaïque
de timbre et de ligne pour enchanter le lied de Pierrot ou sortir Frank de
l’anonymat amical que lui a dévolu le livret. Pas de sensation particulière
chez les autres rôles secondaires, certes courts : même le Comte Albert de
Dean Power ou le Gaston de Manuel Gunther s’oublient aussi vite qu’ils
quittent la scène. A tout le moins, reconnaîtra-t-on à tous, y compris à
Mirjam Mesak (Juliette) et Corinna Scheurle (Lucienne), un abattage scénique
jubilatoire. Les chœurs, notamment ceux des enfants, s’avèrent excellents.
La proposition scénique de Simon Stone, créé avec sensation à Bâle en
2016, convainc, elle, tout à fait. L’action est transposée à notre époque
dans une maison à la décoration design où trônent deux affiches, deux
références filmographiques sous lesquelles le metteur en scène australien
place sa lecture : Blow-up d’Antonioni et Pierrot le Fou de Godard. Ces clés
de lecture sont aussi évidentes que pertinentes eu égard au livret du
compositeur. Le rendu scénique trahit également l’homme du septième art
qu’est Simon Stone. Cette maison en kit juchée sur une tournette fonctionne
comme un implacable travelling dans la solitude et la démence de Paul, où
les apparitions dédoublées de sa défunte épouse donnent à voir la santé
mentale détraquée du veuf. La maison se disloque, ses pièces se retrouvent
pour ainsi dire sens dessus dessous, comme dans le mauvais rêve que Paul est
en train de faire. La virtuosité de ce dispositif achève de bluffer le
spectateur au dernier acte, où la maison se recompose pour retrouver son
agencement à la propreté maniaque du début. Manière de dire que, malgré ses
dénégations, Paul n’en a pas fini avec son deuil qui l’empêche de vivre ?
Si l’on avait oublié la virtuosité de la baguette de Kirill Petrenko, il
la rappelle dès les premières mesures, déployant un orchestre translucide et
liquide où chaque détail se fond en un instant dans un tout ordonné. On se
régale des interventions des deux harpes, on grimace un peu devant des
timbales toujours très mises en avant par le chef russe. Couleurs et
timbres, le directeur musical les manie comme un alchimiste : chaque scène
trouve sa juste ambiance, chaque soliste reçoit l’équilibré soutien dont il
a besoin. Pourtant cette direction de haut vol laisse un regret : Die tote
Stadt comporte aussi ses envolées lyriques, celles qui galvanisent les deux
chanteurs sur scène et l’on aurait aimé que la maîtrise maniaque de Kirill
Petrenko s’abandonne parfois dans l’hédonisme d’un sentiment exprimé de
manière simple et immédiate.
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