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Concertonet |
Laurent Barthel |
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Wolf: Italienisches Liederbuch, Festspielhaus Baden-Baden, 2. Februar 2018
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Jonas en Italie
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Confidentielle voire élitaire, la
musique de Hugo Wolf ? Pourtant ce soir le Festspielhaus de Baden-Baden
affiche quasiment complet, jusqu’à ses plus lointains fauteuils. Et ce n’est
là que le premier concert d’une tournée européenne qui s’apprête à remplir
des salles d’une taille non moins respectable : Munich, Berlin, Hambourg,
Paris, Londres... En trois semaines Jonas Kaufmann, Diana Damrau et Helmut
Deutsch vont donc diffuser la musique de Hugo Wolf auprès d’un public dix
fois plus nombreux que celui touché par tous les récitals de chant consacrés
à ce compositeur en dix ans. Une démesure qui donne le vertige, et peu
importe finalement de savoir pour qui autant de monde se déplace
(certainement pas prioritairement pour Wolf, ne nous berçons pas
d’illusions).
En cette soirée inaugurale, ni Helmut Deutsch,
inébranlable devant son piano, se jouant de tous les pièges de cette musique
épineuse comme si elle lui était congénitalement familière, ni même Diana
Damrau, très sûre d’elle, maîtrisant parfaitement toutes les composantes
d’un art vocal à son zénith, ne se montrent le moins du monde impressionnés.
Jonas Kaufmann en revanche, très remuant voire sautillant, ne réussit jamais
à rester immobile sur scène plus de quelques secondes d’affilée et paraît
nerveux. Même s’il parvient souvent à quitter des yeux les partitions qu’il
fait défiler discrètement sur un iPad, c’est lui qui reste à l’évidence le
moins habitué à l’exercice particulier du Liederabend, une discipline où,
pour l’instant, il n’essaie de toute façon pas de chanter de façon très
différente qu’à l’opéra.
Cela dit, à l’opéra, Kaufmann passe
précisément pour un chanteur raffiné, et cette aptitude à nuancer tombe à
point nommé. On apprécie aussi que Kaufmann obtienne mieux que par le passé
ces nuances sans détimbrer, sans altérer la substance du son en couvrant
excessivement l’émission au point de sembler « avaler » sa voix. Ce chant
direct et sensible confère à Wolf une luminosité et une immédiateté
particulières, qui nous change d’interprétations plus sophistiquées. Des
passerelles inédites entre Kunstlied et Volkslied se font sentir, a fortiori
dans ce cycle composé de toute façon sur des textes populaires. Et on se
surprend même à se laisser bercer par le charme enjôleur de Benedeit die
sel’ge Mutter comme s’il s’agissait d’une véritable canzone, aussi parce que
le volume inusité de la voix vient masquer les subtiles altérations de la
ligne pianistique qui d’habitude élèvent davantage le débat. Apparaissent
ainsi d’évidents croisements entre le Jonas Kaufmann chantant Wolf et celui
de son récent disque de quasi-variétés italiennes « Dolce vita ». Mais
qu’importe, puisque de toute façon, dans la salle, il est probable qu’une
frange non négligeable du public de ce dernier album se soit déplacée aussi.
Côté diction, Kaufmann ne se laisse pas prendre en défaut. Certes on n’a
pas affaire à la précision maniaque d’un Fischer-Dieskau, mais globalement
le texte passe bien, en rappelant toutefois que l’Italienisches Liederbuch
manie un allemand simple qui n’a rien à voir avec la subtilité de la langue
d’un Mörike ou d’un Goethe. Cela dit, la comparaison avec la précision
absolue de Diana Damrau, qui concilie clarté des mots et ligne mélodique
avec un art de l’intégration vraiment suprême, reste indicative du chemin
que devra encore parcourir Kaufmann pour assimiler complètement ce
répertoire. Charme, piquant, versatilité, de la pointe acide jusqu’à la
mélancolie subitement la plus émouvante, Damrau maîtrise aujourd’hui toute
la palette expressive du lied avec un naturel époustouflant. Et même
théâtralement, chaque mimique paraît incorporée dans la ligne de chant sans
jamais donner dans la comédie un peu lourde. A ce titre le jeu scénique de
Mein Liebster ist so klein est d’une drôlerie exemplaire, de même que la
tendre effusion de O wär’ dein Haus durchsichtig wie ein Glas touche au plus
juste.
L’art du lied chez Wolf se rapproche souvent de l’opéra
miniature, c’est vrai. Mais fallait-il pour autant transformer ce
Liederabend en grande scène d’opéra ? C’est là sans doute que cette soirée
prête le plus à discussion. Les deux chanteurs sont constamment présents et
composent comme une sorte de long duo où l’un puis l’autre se taisent en
alternance mais continuent à interagir par la posture et les mimiques. Or si
Damrau sait assez bien garder une certaine réserve quand elle ne chante pas,
en revanche Kaufmann ne tient pas en place, voire en fait des tonnes en
écoutant sa partenaire, au point parfois qu’il vaut mieux éviter de le
regarder. Tout ce jeu de vaudeville augmente peut-être l’accessibilité de
Wolf mais en perturbe aussi le raffinement, incitant l’attention à se
disperser au lieu d’écouter par exemple les merveilles qui passent dans les
conclusions pianistiques de chaque pièce (Helmut Deutsch, souvent sublime,
fait montre ici de beaucoup d’abnégation à jouer les utilités).
On
reste aussi assez réservé face à une tentative de scénarisation du cycle
(indifférence, hostilité, complicité, abandon... tout un jeu de relations
variables au sein d'un couple) qui ne respecte pas du tout l’ordre original
des pièces. Hormis les N° 1 et 46, aucun lied n’est à sa place, en vue de
favoriser une alternance un à un entre chanteuse et chanteur qui tourne à
l’échange systématique de répliques un peu lassant. Peut-on concevoir
l’Italienisches Liederbuch comme une « œuvre ouverte », que chacun pourrait
organiser comme il l’entend, en y inventant des parcours différents ? Ici
l’expérience ne paraît pas toujours concluante, avec des juxtapositions de
tonalités peu propices, voire la dissociation malencontreuse de certaines
pièces pourtant conçues manifestement pour fonctionner l’une à la suite de
l’autre (les N° 31 et 32 par exemple).
En bis, Damrau et Kaufmann
chantent non plus en alternance mais ensemble, dans deux duos, Gruss de
Mendelssohn et Unterm Fenster de Schumann. Bien qu’extrêmement différents,
les deux timbres se marient bien. On notera aussi qu’en fin de programme,
les innombrables tousseurs (un vrai sanatorium !) qui ont saboté la soirée
consentent enfin, mais un peu tard, à diminuer leur participation active à
l’ambiance particulière de ce concert.
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