L'Avant-Scène Opéra
Pierre Flinois
 
Wagner: Lohengrin, Paris, Opera Bastille, 18. Januar 2017
 
Lohengrin
Jorge Lavelli évoquait au courant des années soixante-dix le fait que l’opéra s’identifiait pour lui au cirque, par cette attirance malsaine que le spectateur peut y ressentir, au delà du plaisir pris au spectacle, pour ce frisson que provoque l’accident vocal d’un chanteur comme la chute de l’acrobate de son trapèze volant. La part du risque, l’attrait du désastre ?

C’est un peu l’impression qu’aura donnée la « saga Jonas Kaufmann » durant ces quatre derniers mois et plus encore ces derniers jours de janvier, quand elle s’est cristallisée autour de son retour à la scène, confirmé pour ce 19 janvier, par le biais de spéculations-leitmotive sur le chanteur le plus adulé du monde et sur le thème « chantera, chantera pas ? » – puis, après une générale où il a marqué, « fini, pas fini » ? Annoncée comme exceptionnelle voici deux ans, attendue pour son intérêt propre, cette nouvelle production de Lohengrin, signée d’un grand nom de la mise en scène, certes déjà montée à Milan et vue sur Arte (voir la critique de Giuseppe Montemagno du 14/12/2012 sur notre site), cette fois dirigée par Philippe Jordan et soutenue par une distribution de haut niveau, aura donc viré au questionnement unique à propos d’un retour attendu comme un événement mondial.

Heureusement, force est de constater que dès l’acte I la voix du ténor, qui revient au Chevalier au cygne après l’avoir finalement peu chanté (à Munich en 2009, à Bayreuth en 2010, à Milan en 2012), est apparue aussi délicate, raffinée, sensible qu’auparavant. Rien de la poésie naturelle propre au chanteur le plus stylé du moment, de sa sensibilité au mot, de sa musicalité d’exception n’a disparu. Perceptible cependant, surtout dans le grand vaisseau de Bastille, une projection qui paraît moins marquante que dans ses rôles antérieurs in loco (Werther, La Damnation de Faust) et même très en retrait par rapport au Bacchus presque tonitruant entendu au Théâtre des Champs-Elysées voici six mois, quand au contraire son Walter des Meistersinger, un mois plus tôt à Munich, jouait l’intégration à un ensemble et non le vedettariat individualiste. Une retenue, donc, qu’impose sans doute la nécessaire prudence d’un instrument qui se donne à nouveau en pleine lumière, prudence annoncée par le ténor lui-même conscient du besoin, du devoir qui s’impose à lui de ménager encore cette voix dont le public entend jouir longtemps et qu’il serait dommage de ruiner par des efforts prématurés. Mais une retenue cohérente avec ce parti récent, mais de plus en plus admis, d’un Lohengrin égaré en un monde qui n’est pas le sien, perdu jusqu’en lui même pour accomplir une mission qui n’est pas son vœu : ainsi le voulaient, avec Kaufmann déjà, et Richard Jones, et Hans Neuenfels, et maintenant Claus Guth, ainsi l’a-t-il jusqu’à présent joué et surtout chanté. Alors : prudence, hésitation, inquiétude ? L’acteur n’en laisse rien paraître, le diseur reste aussi à l’aise que naguère, le charmeur tout autant, avec ce phrasé, cette délicatesse des lignes si bien connus, tout comme le chanteur, avec cette classe toujours aussi folle, ce souffle géré comme personne, ce timbre ombré qui n’est qu’à lui, qui, dès les confrontations du IIe acte, va retrouver plus de poids, qui au IIIe s’en va suspendre la salle dès le duo de la chambre et pour un récit du Graal et des adieux rendus comme en apesanteur. Jonas Kaufmann est bien revenu tel qu’on l’espérait, immense. Gageons qu’il retrouvera peu à peu cet aplomb, ce rayonnement, cette projection supérieure qui sont aussi quelque peu sa marque, mais certainement pas ce qui fait qu’il soit unique. L’avenir, fait aussi pour lui de prises de rôles particulièrement lourds (Otello demain, Tristan plus tard), en dépendra.

Reste alors le spectacle, cohérent, là où Claus Guth joue comme toujours du contenu freudien des œuvres – comme en son récent Fidelio salzbourgeois, décalqué de ce Lohengrin qui renverse les valeurs. Nous renvoyons là encore au compte-rendu cité plus haut. Reste enfin l’interprétation musicale en ce 19 janvier, avec comme autre pôle d’attraction la direction de Philippe Jordan qui, plus qu’à son habitude, s’est immédiatement trouvé à l’aise pour tendre l’arche wagnérienne d’un dramatisme soutenu. La beauté formelle, le détail instrumental ont comme à l’accoutumée été un point fort, le théâtre – en fait, moins dense en Lohengrin que dans les autres drames wagnériens – s’y est inscrit comme une évidence, colorant le Prélude du Ier acte d’un éther irréel ou celui du IIIe d’une légèreté bondissante rarement entendue. Quelques moments décevants (le sextuor du I, tenu mais pas investi, les scènes chorales du II faisant comme toujours interlude) ne sauraient ternir une vision globale marquante.

La distribution, quant à elle, tient ses promesses, avec ses hauts et ses bas. Du roi Henri peu projeté au Ier acte, René Pape fait bientôt une fête sonore ; du Héraut, Egil Silins, infiniment plus à l’aise que dans le Grand-Prêtre de Samson, rend le côté monolithique et sans questionnement ; tandis que de Telramund, la grande voix de Tomasz Konieczny, ni souple ni vraiment stylée, fait un sbire éructant plus qu’un noble dévasté.

Côté féminin, l’Elsa fort bien chantante de Martina Serafin ne fait en rien contrepoids à la personnalité de son Lohengrin, faute d’investissement théâtral, de ressenti et surtout d’identité musicale forte. Seule Evelyn Herlitzius, voix défaite depuis longtemps mais ici plus stable que souvent, a, en matière de certitudes, d’impact, de défonce et d’ambitus, ce qu’il convient d’offrir pour s’opposer de façon marquante au Chevalier inquiet de Kaufmann. Avec ce trio majeur, cette production de grande tenue, on tient là l’un des meilleurs spectacles de la direction actuelle de l’Opéra de Paris, qu’il serait bon d’inscrire pour longtemps au répertoire, quitte à chercher les interprètes du rôle-titre qui pourront se glisser sans démériter dans l’ombre forcément référentielle de Jonas Kaufmann. Pas évident.






 
 
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