Resmusica, 21 janvier 2017
par Steeve Boscardin
 
Wagner: Lohengrin, Paris, Opera Bastille, 18. Januar 2017
 
L’humanité errante de Lohengrin bouleverse l’Opéra Bastille
« En plus, il paraît qu’il est en forme ! » pouvait-on entendre dans les couloirs de l’Opéra Bastille en ce soir de première. Oui, en forme il l’est mais aller entendre Lohengrin uniquement pour Jonas Kaufmann serait une erreur car l’œuvre ne repose pas que sur les épaules du ténor, aussi grand fût-il. Au service de la mise en scène fouillée et passionnante de Claus Guth, l’Opéra de Paris a réuni une belle distribution qui, face à l’incarnation majeure proposée par le ténor allemand, révèle le couple infernal formé par Tomasz Konieczny et Evelyn Herlitzius. Une très grande soirée.

Que nous disent les premières notes et les transparences du Prélude qui emplissent le grand vaisseau de Bastille ? Elles nous parlent d’un ailleurs lumineux et meilleur d’où le héros viendra pour sauver un monde en plein désarroi. Ce monde, Claus Guth choisit de le représenter au moment de la création de l’œuvre, une période où l’Allemagne est en pleine révolution de mars 1848, entre industrialisation et revendications sociales. Ce héros, il le voit à l’image de Wagner lui-même, artiste errant et inadapté à la société à laquelle il vient délivrer son message. Voulu, appelé, désiré, l’artiste-héros devient, par sa trop grande singularité, un suspect soumis à la question puis finalement renvoyé par les représentants du vieux monde qui continuent d’invoquer les dieux païens. Si l’on évacue le péché mignon des metteurs en scène qui surchargent leur travail d’effets censés être signifiants, cette proposition, soutenue par un travail technique somptueux (décor, lumière et costumes), nous est apparue passionnante. Aidée par le jeu de scène sensible et riche de Jonas Kaufmann, elle en devient même bouleversante quand on se souvient que Wagner, lui aussi en fuite, n’avait pu assister à la première de son œuvre.

Lohengrin apparaît donc en position fœtale, animé de convulsions, méfiant comme un cygne qui ne sait si les hommes vont l’admirer ou le tuer. À peine remis d’une convalescence qui aura joué avec les nerfs des spectateurs, le ténor reste prudent durant les deux premiers actes. La projection est d’abord limitée mais son approche est si percutante et raffinée ! Dès le « Nun sei bedank, mein lieber schwann » susurré et magnifiquement conduit, c’est toute la fragilité de l’artiste émancipateur qui est dite. On est impressionné par sa manière d’alléger sa voix, de l’éclaircir. L’élégant legato, les couleurs et la délicatesse du phrasé, toujours ciselé, matérialisent d’emblée l’étrangeté du personnage. Mais le plus beau reste à venir. Peut-être rassuré lui-même, Jonas Kaufmann délivre au dernier acte un « In fernem Land » stupéfiant, aux piani impalpables et inoubliables. Son récit du Graal, intériorisé et douloureux, achève de convaincre du caractère anthologique de l’incarnation.

L’Elsa de Martina Serafin est moins « oie blanche » que jeune femme névrotique à la recherche d’un pilier qui l’aidera à affronter l’avenir. Comme son partenaire, elle apparaît dans un premier temps précautionneuse, ne pouvant masquer les petites acidités d’une voix qui n’a pas la pulpe et la fraîcheur de ses devancières et qui empêche le lyrisme du rôle de totalement s’épanouir. Pour autant, la soprano, touchante dans son approche « borderline », assume les difficultés du rôle et finit par émouvoir et emporter l’adhésion par son engagement sans faille.

Par contraste, la projection de Telramund et de son Ortrud dominatrice, image d’une bourgeoisie conservatrice, est d’une puissance insolente. Au moyen de couleurs variées, d’une voie claire et d’une diction irréprochable, Tomasz Konieczny (de la seconde distribution et qui remplace Wolfgang Koch souffrant) construit un Telramund ambigu, tantôt vindicatif et guerrier, tantôt désœuvré et manipulé. D’une vaillance et d’une endurance à toute épreuve, ses interventions de l’acte I impressionnent et l’on se dit que son Ortrud aura bien du mal à s’imposer. C’était sans compter sur la déflagration « Evelyn Herlitzius ». Mutique à l’acte I, elle est déjà majestueuse par sa présence. À l’acte II, elle emporte tout sur son passage. Il nous a rarement été donné d’entendre de pareilles fulgurances expressives. Utilisant les raucités d’une voix pas toujours bien domestiquée, elle campe une Ortrud historique, vénéneuse jusqu’au bout des ongles, incontrôlable et terrifiante dans son acharnement à ne pas vouloir céder du terrain. La puissance tellurique de son invocation aux dieux restera gravée dans la mémoire du mélomane qui aura eu la chance de l’entendre.

Les rôles du roi Heinrich et du héraut sont très ingrats à défendre car ils restent souvent spectateurs du drame. Bien que manifestant quelques problèmes d’émission, René Pape reste remarquable de noblesse et d’autorité vocale. Son timbre de bronze fait des merveilles et sa déclamation est un modèle du genre tout comme celle d’Egils Silins qui est un héraut assez charismatique.

Enfin, le chœur est un personnage à part entière dans beaucoup des opéras de Wagner. Celui de l’Opéra de Paris, superbe, assume parfaitement le jeu imposé par la mise en scène. Partagé entre vaillance exaltée, interrogation soupçonneuse et désarroi, il impressionne par sa précision et sa justesse.

Reste le cas Philippe Jordan. Souvent accusé de privilégier le son au détriment du discours et du théâtre, il nous a semblé ce soir plus conciliateur. De fait, quand les premières notes du Prélude résonnent, on reste pantois devant le velouté des cordes enveloppant des vents suaves et lumineux. Avec une délicate mise en exergue des attaques, ce travail est assurément analytique mais il n’oublie pas la structure et la rythmique même si on a connu des actes II plus sombres et des envolées moins contrôlées. Trop élégant Jordan ? Peut-être mais après une telle soirée, serait-il raisonnable de trop nous en plaindre ?






 
 
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