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Opera Online |
Alain Duault |
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Wagner: Lohengrin, Paris, Opera Bastille, 18. Januar 2017
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Lohengrin à l'Opéra de Paris, l’ange blessé
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La première de Lohengrin était attendue, très
attendue, du fait d’abord de la réapparition de Jonas Kaufmann après
plusieurs mois de retrait dû à un hématome douloureux sur les cordes
vocales. Pourtant, si le retour du ténor chéri du public parisien
constituait « l’événement » de la soirée, c’est l’ensemble de la
représentation qui a suscité un de ces enthousiasmes collectifs qu’on ne vit
qu’à l’opéra. Rare est en effet la conjonction d’une triple réussite,
musicale, vocale et scénique, comme le public de l’Opéra Bastille a pu la
vivre – et les acclamations à la fin du spectacle, à pourtant 23h30 passées,
témoignaient du bonheur quasi parfait ressenti par le public avec cette
production qui fera date.
Stéphane Lissner avait déjà monté ce
Lohengrin il y a six ans déjà à la Scala de Milan, déjà avec Jonas Kaufmann
et déjà dans la mise en scène de Claus Guth. Pourtant, ceux qui l’avaient vu
alors ont été frappés par l’impression d’un renouvellement de ce spectacle,
comme retrouvant une fraicheur nouvelle (sans doute, il faut le souligner,
du fait de la présence tout au long des répétitions du metteur en scène :
c’est la marque d’une grande maison). Le retissage qui semble plus serré de
la direction d’acteurs s’appuie d’abord sur la direction musicale
exceptionnelle de Philippe Jordan : dès le Prélude, à la fois transparent et
en mouvement, la ligne est donnée, celle d’une tension qui jamais ne pèse,
qui éclaire l’orchestration riche et fruitée de cette musique et qui porte
les voix des interprètes, les soulève, les exhausse, les accomplit. Et
quelles voix !
C’est sans doute aujourd’hui la distribution la plus
proche de la perfection qui se puisse réunir pour cet opéra : que ce soit le
roi Heinrich de la basse allemande René Pape, timbre opulent, phrasé
naturel, autorité évidente, le Telramund du baryton polonais Tomasz
Konieczny, voix noire pour peindre la violence haineuse et désespérée de ce
faible poussé par sa femme, cette sorte de Lady Macbeth qu’est Ortrud,
habitée ici par la voix fuligineuse d’Evelyn Herlitzius, tornade ardente qui
met le feu à chaque scène où elle s’impose tant par le ton que par le geste,
que ce soit même le héraut à la voix souveraine du letton Egils Silins, tous
sont superlatifs.
Pourtant si ceux-ci sont au plus haut niveau dans
une interprétation musicale et dramaturgique superbe mais relativement
traditionnelle, les interprètes des deux principaux personnages, ceux d’Elsa
et de Lohengrin, marquent ce qui fait la différence de ce spectacle dans la
dialectique active du théâtre et de la musique. Car Claus Guth, dans le
somptueux décor et les costumes de Christian Schmidt, situe l’œuvre au
XIXème siècle, à l’époque de Wagner lui-même, dans une grande cour qui peut
être celle d’un maître de forges ou de quelque autre entreprise bien
installée, avec tout autour les portes des appartements privés qui laissent
entrer les protagonistes comme pour des scènes de famille au cœur de la
maison. Quelques signes ouvrent des perspectives dans cet univers étouffant,
la présence de la Nature d’abord, discrète au premier acte avec un arbre au
milieu de la cour au pied duquel poussent quelques roseaux, bien plus forte
au deuxième acte qui plonge dans une sorte de forêt surgie dans cette cour,
très présente au dernier acte où elle envahit tout, avec des flaques d’eau
dans lesquelles Lohengrin patauge comme un enfant et où Elsa mouille le bas
de sa robe. Mais la musique, cette révélatrice de mémoire, fait signe aussi
avec ce piano droit autour duquel tournent les deux protagonistes principaux
et où revient régulièrement s’asseoir le souvenir d’Elsa, c’est-à-dire
l’image d’Elsa enfant, surveillée par une Ortrud, baguette à la main, qui
l’oblige à se tenir droite.
Cette apparition de l’enfance est
d’ailleurs le fond de la conception dramaturgique et poétique de Claus Guth
: ce qu’il raconte, c’est l’histoire qui s’est tramée bien en amont, durant
l’enfance de cette Elsa qui est partie un jour dans la forêt avec son frère
– et qui en est revenue seule et manifestement bouleversée, jusqu’à
s’enfermer ensuite dans une sorte de dépression hallucinée. Que s’est-il
passé dans cette forêt ? Ne serait-ce pas que ces deux enfants ont brisé le
tabou de l’inceste, c’est-à-dire que le frère a fait découvrir la sexualité
à sa sœur, ce qui ferait comprendre la nécessité de la « question interdite
» à laquelle Lohengrin soumet Elsa ? Depuis cette nuit initiatrice, le frère
est resté dans la forêt, est devenu une sorte d’enfant sauvage veillant de
loin, dans l’ombre, sur sa sœur chérie. Mais quand elle se trouve en danger,
il accourt pour la sauver – et ce n’est évidemment alors pas un héros
lumineux mais un malheureux enfant perdu, recroquevillé sur lui-même et
tremblant, qui apparait, pieds nus, inquiet, recroisant furtivement le
regard de cette sœur qui a grandi mais à laquelle l’unit définitivement ce
secret enfoui. Car, à la différence de Siegmund et Sieglinde, les frère et
sœur incestueux de La Walkyrie, Lohengrin et Elsa portent leur lien comme un
poids douloureux. Il va donc la sauver, il est venu pour cela, mais elle,
incrédule, s’interrogeant sur ce jeune homme dont elle sait qu’il est sans
doute son frère sans le savoir vraiment, qui s’en remet pour le croire à ces
plumes de cygne qui évoquent peut-être l’animal qu’ils ont rencontré,
enfants, au creux de la forêt, dans l’eau, cette eau qu’ils vont retrouver à
la fin du spectacle, quand ils redeviennent des enfants qui s’y amusent et
s’en éclaboussent gentiment. Il y a un vertige d’interprétation analytique
possible dans ce spectacle si riche, si beau, si poétique.
Mais pour
porter ces images et ce récit, il y a ces deux protagonistes que sont l’Elsa
de Martina Serafin et le Lohengrin de Jonas Kaufmann. Si la soprano
autrichienne semble demeurer toujours un rien en retrait, avec une voix qui
manque parfois de chair ou une présence comme suspendue, c’est le fait du
choix dramaturgique de Claus Guth : cette Elsa est une jeune femme égarée,
qui perd pied dans un réel qui fait remonter en elle des fragments de sa
mémoire lointaine, de cette mémoire d’enfance dont elle ressent encore le
traumatisme. Mais la beauté d’un timbre clair aux aigus offerts sans effort
contribue à l’expressivité de ce personnage tout entier tourné sur lui-même.
Enfin il y a Jonas Kaufmann : on l’avait entendu dans ce rôle, on l’y
savait irrésistible – mais on pouvait s’interroger sur l’état de sa voix
après cette interruption de cinq mois. Dès son apparition, couché à terre,
en fœtus, dos tourné à la salle, on retrouve ce timbre à nul autre pareil,
mais à la projection comme un rien retenue : prudence salutaire sans doute
mais aussi adéquation parfaite au personnage dessiné par Claus Guth. Et
quand il se relève pour combattre au nom d’Elsa, on le sent encore un peu
gauche, presque inquiet de lui-même : la voix déroule son timbre enchanteur
mais moins conquérant qu’à l’accoutumée, en fait toujours dans l’exacte
expression de ce Lohengrin courbé sur son impossible secret. On est heureux
de le retrouver, on est heureux de le voir et de l’entendre à nouveau, on
est heureux de cette voix et de ce style retrouvés – mais on n’est pas
encore bouleversé. Et vient, au troisième acte, le récit du Graal, « In
fernem Land », et on est alors terrassé d’une de ces rares émotions dont on
sait qu’elle va se graver à jamais dans la mémoire : tout l’art du suprême
interprète de lieder qu’est aussi Jonas Kaufmann se révèle dans ce qui ne
semble être d’abord qu’un murmure et qui devient un frisson, un chant
intérieur, une expression de l’âme à nu comme on n’en a peu connue ! Avec «
Mein lieber Schwann », c’est l’affleurement de cet ange blessé qui sourd des
lèvres de Jonas Kaufmann et ce frémissement emporte : on s’envole, on plane,
on est au ciel du chant, d’autant que Philippe Jordan cisèle ces phrases
comme suspendues, dans un tempo lentissime qui nous conduit à une intimité
avec cette voix, ce corps, ce personnage.
Ce moment inoubliable, à
laquelle fera écho une ovation comme une voile qui gonfle, constitue le cœur
absolu de ce spectacle : il en est la résultante, il en est la morale, il en
est l’évidence révélée. Un grand, un très grand spectacle !
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