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L'OBS, 20 janvier 2017 |
Raphaël de Gubernatis |
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Wagner: Lohengrin, Paris, Opera Bastille, 18. Januar 2017
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"Lohengrin" à l'Opéra de Paris : le refus du merveilleux
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Tant attendu, le retour à la scène de Jonas
Kaufmann dans le rôle de Lohengrin s'est révélé magique en dépit d'une mise
en scène sans génie et au fond détestable.
On n'aurait pas osé songer
à Lohengrin apparaissant sur la scène de l'Opéra de Paris casqué et cuirassé
d'argent dans sa nacelle enchantée conduite par un cygne immaculé. Ce sont
là des images aujourd'hui interdites dans les théâtres lyriques et tout
juste bonnes désormais à orner les châteaux rêvés de Louis II de Bavière.
Mais on n'aurait pas non plus pensé à le voir apparaître tremblant et
recroquevillé sur le sol en position fœtale, comme un oiseau tombé du nid,
en plein milieu d'une assemblée de la noblesse brabançonne, laquelle
s'exclame en découvrant, le nez en l'air et dans une direction opposée, le
cygne invisible qui l'a transporté là.
Dépassé, écrasé par sa
destinée
Aussi absurde soit-elle, du moins telle qu'on la présente
dans cette nouvelle production de l'Opéra, l'image du héros fragile,
dépassé, écrasé par sa destinée, est toutefois pleinement émouvante : une
mise en scène plus intelligente et subtile aurait pu lui conférer cette
belle aura d'humanité, si émouvante quand elle touche un être exceptionnel.
Mais ce serait sans compter avec les conceptions bornées du metteur en
scène, incapable sans doute de vouloir appréhender la beauté et le
rayonnement du merveilleux chrétien qui inspira Richard Wagner et qui fait
de Lohengrin un envoyé du Graal, donc l'envoyé de Dieu. Terre à terre, bardé
de sa dialectique d'étudiant attardé qui se pense au-dessus des mythes et
bien ancré dans le réel, le funeste Claus Guth se permet d'anéantir à peu
près tout du récit fabuleux réécrit par le compositeur, sans se priver de
saupoudrer sa mise en scène d'allégories un peu lourdes et savantes,
multipliées à outrance.
Un Buster Keaton affolé par sa stature de
héros
Voilà donc Jonas Kaufmann, dépositaire idéal du rôle de
Lohengrin qu'il incarne avec douleur, tendresse et humanité, ravalé à la
stature d'un raté. Transformé en une sorte de Buster Keaton affolé par son
statut de héros, jamais bien à sa place, errant d'une scène à l'autre comme
un perdu, mal fagoté dans des vêtements bourgeois qui découvrent un début
d'embonpoint, il parvient cependant à vaincre l'invincible comte de
Telramund en combat singulier, puis à l'occire, d'un coup, d'un seul, quand
celui-ci l'attaque traîtreusement.
Son récit du Graal voulu sublime
par le compositeur et sublimement rendu par le ténor, son pathétique salut
au cygne venu le rechercher après qu'il a dû se dévoiler, sont pollués par
une fin absurde qui ajoute le malheur au malheur. Sans autre légitimité que
la volonté d'un metteur en scène germanique se refusant au merveilleux voulu
par Wagner, afin de le remplacer par une lecture plus "politique", une
lecture ténébreuse d'arrière-salle de café du commerce.
C'est
d'autant plus lamentable qu'avec la direction d'orchestre irréprochable de
Philippe Jordan, qui conduit l'ouvrage magnifiquement et ce, dès le prélude
du premier acte exécuté dans une plénitude qui n'a d'égale que sa limpidité,
qu'avec les musiciens et les chœurs de l'Opéra de Paris à la hauteur d'une
tâche qui relève ici du sacré, avec des interprètes comme Evelyn Herlitzius,
fulgurante en maléfique Ortrud, Tomasz Konieczny en Telramund amer et
haineux, ou René Pape, puissant dans le rôle ici trop figé du roi Henri Ier
de Germanie, la production eut pu atteindre des sommets.
Sa
détestation de l'homme providentiel
Mais le metteur en scène a décidé
d'imposer son point de vue en dépit du bon sens et d'appliquer à Lohengrin
sa détestation de l'homme providentiel. Une détestation parfaitement
justifiée par l'Histoire et dont on connaît les dangers, mais devenue
absurde devant un sujet mythologique. Il écrit :
"Nous rencontrons
sans cesse dans l'œuvre de Richard Wagner, un même schéma qui se répète : un
personnage ou une société s'invente un sauveur, une idole, un guide… Les
problèmes commencent au moment où, après l'enthousiasme des premiers temps,
le héros admiré laisse trop voir celui qu'il n'était pas censé être… Lorsque
sa biographie particulière et authentique s'impose enfin, tout le système
s'effondre…"
Mais ce qui peut-être valable dans la réalité de
l'Histoire n'a absolument pas cours avec Lohengrin ! Ainsi, quand suspecté
de magie ou d'imposture par ceux qu'il a légitimement vaincus, il se voit
contraint de révéler sa vraie identité à cause du parjure d'Elsa de Brabant,
rien ne s'effondre, sinon cette dernière qu'il doit abandonner.
Tout
au contraire, Lohengrin, fils de Parsifal, roi du Graal, de par ses liens
avec le Ciel, s'élève d'emblée au-dessus de tous, au-dessus des princes,
au-dessus des rois. Qu'à cela ne tienne : au moment même où l'assistance
émerveillée, le roi de Germanie à sa tête, s'extasie devant le prodige que
représentent la présence de Lohengrin parmi les hommes et sa naissance
incomparable, le metteur en scène, tout à son idée fixe et en dépit de tout
bon sens, ordonne aux figurants travestis en soldats d'opérette de
transpercer le héros de leurs baïonnettes et de le laisser pour mort, à
l'instant où il devrait être reconduit à Monsalvat.
C'est atterrant,
simplement atterrant. Et d'une platitude à pleurer : à l'image d'esprits
lourds, "positifs ", se refusant à considérer ce qu'il y a de merveilleux,
de sublime dans la destinée de Lohengrin et ravalant proprement son histoire
à un lamentable échec, quand elle est avant tout l'échec d'Elsa, incapable
de dominer ses démons intérieurs, et l'échec de l'humanité.
Un
incontournable caractère de séduction
Evidemment, avec Jonas Kaufmann
dans le rôle titre, une production de "Lohengrin" revêt un incontournable
caractère de séduction. Quand le vertueux chevalier au cygne, quand le
sauveur d'Elsa, quand le fils de Parsifal est incarné par un artiste qui
fait rêver et dont la voix et la physionomie savent conférer une existence
aux héros les plus lumineux, l'opéra wagnérien peut atteindre des sommets
d'intensité auxquels on touche plus rarement avec un gros et gras ténor
emperruqué de filasse blonde et déguisé en envoyé du Graal.
Toutefois, malgré le talent de Kaufmann, malgré le jeu vénéneux d'Evelyn
Herlitzius, admirable actrice et voix prenante, ou la puissance vocale de
Tomasz Konieczny, malgré la direction de Philippe Jordan, et en dépit de la
présence parfois un peu pâle de Martina Serafin, cependant admirable dans le
rôle d'Elsa, cette production de "Lohengrin" laisse une impression
détestablement amère. Celle d'une entreprise qui, par sa distribution,
devait être magnifique, si elle avait été menée par un metteur en scène
d'une tout autre dimension, d'une élévation d'esprit qui fait ici
tragiquement défaut.
Il y a tout de même une justice : lorsque le
public de l'Opéra acclamait les interprètes et le chef d'orchestre le soir
de la première représentation, ainsi que les choristes et les musiciens de
l'Opéra, il n'a pas ménagé les huées au metteur en scène. On aurait même
rêvé voir ce dernier badigeonné de goudron et de plumes, sort jadis réservé
aux tricheurs. |
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