franceinfo, 20 janvier 2017
Bertrand Renard
 
Wagner: Lohengrin, Paris, Opera Bastille, 18. Januar 2017
 
"Lohengrin" de Wagner mené au triomphe par Jordan, Kaufmann et leurs camarades
C'est le Wagner annuel que nous propose l'Opéra de Paris depuis que Philippe Jordan en est le directeur musical et ce devait être aussi le retour sur les scènes de Jonas Kaufmann après ses problèmes de santé. Ouf! la star des ténors était bien là, dans un de ses rôles-fétiches, Lohengrin! Mais s'il peut risquer d'être l'arbre qui cache la forêt, il y a bien une forêt derrière, qui fait la grande qualité d'ensemble de cette production.

Un vilain polype nous avait privés à l'automne de sa participation aux "Contes d'Hoffmann" d'Offenbach et l'on murmurait déjà: "Et si c'était plus grave?" Eh! bien non: on a retrouvé Kaufmann, sa voix d'or (ou de miel, ou de velours, comme vous voulez), dans le rôle où il débuta à Bayreuth en 2010, celui du "chevalier sans nom" (ainsi est Lohengrin pendant quasi toute l'oeuvre) Pour rappeler aussi que si Kaufmann chante admirablement l'opéra français comme l'opéra italien, il est d'abord un ténor allemand, très à l'aise dans Wagner: c'est unique aujourd'hui, et rarissime hier. Disons-le tout de suite: il n'a pas déçu. Mais le rôle est ainsi écrit (le grand air de son personnage est à la toute fin d'un monument qui dure trois heures et demie!) qu'on avait eu le temps d'écouter ses partenaires. Pas mal du tout, les partenaires!

WAGNER N'ENTEND PAS SON OPERA

"Lohengrin" est d'un Wagner dans la trentaine. Il suit immédiatement (pour se limiter aux chefs-d'oeuvre!) "Le vaisseau fantôme et surtout, par l'ampleur, "Tannhaüser". L'étrange est que Wagner avait à l'époque des activités politiques, prenant partie pour des réformes libérales au royaume de Saxe, de sorte qu'il dut s'exiler en Suisse où, confiné au bord du lac de Zurich, il piaffait d'impatience d'obtenir une amnistie pour entendre son dernier bébé. L'amnistie ne vint pas. Son ami, et futur beau-père, Liszt, créa donc "Lohengrin" à Weimar en 1850 et son compositeur ne pourra l'entendre qu'onze ans après.

FORCES ET DEFAUTS D'UNE MISE EN SCENE

Un autre l'entendra et en sera bouleversé, le jeune roi Louis II de Bavière. Au point, dans une grotte artificielle de son château-bonbonnière de Linderhof, tout crémeux et tout blanc, de reproduire l'arrivée du chevalier sans nom dans une nacelle tirée par un cygne. Inutile de préciser que, dans la mise en scène de Claus Guth il n'y a ni cygne à nacelle ni autre oiseau. Mais beaucoup de bonnes idées et quelques-unes qui nous échappent ou ne fonctionnent pas. Il corsète cette histoire de frustrations et de déceptions dans les costumes et les éléments de l'époque de Wagner, fait d'Henri l'Oiseleur une sorte de Bismarck ou de Guillaume Ier, tyran ou conquérant. Les femmes traînent de lourdes robes, en noir pour Ortrud, en blanc pour Elsa, au moins on sait qui est la méchante, et cela a un côté (cygne noir/ cygne blanc)... vraiment "Lac des cygnes".

Belles aussi ces images muettes des deux enfants qui suivent le cercueil de leur père, qu'on croirait sorties de la peinture "troubadour", ou de cet adolescent qui erre avec une seule aile immense dans le dos. Belle cette intuition de préserver l'ambiguïté d'Elsa, moins "oie blanche" qu'on ne le croit, dont on ne sait au début si elle est "lumineuse et pure" comme le chante le choeur ou légèrement frappadingue, rongée par l'espérance extatique de ce chevalier que ses rêves lui ont promis. De même, toute mariée qu'elle soit, elle a un côté "femme de Barbe-Bleue" trop curieuse qu'exploite admirablement Ortrud, corsetée dans sa robe noire et dont on se dit à tout instant qu'elle va se transformer en chauve-souris ou en croassante corneille. Dans un décor de palais à coursives, qui rappelle plutôt les "Plaza Mayor" de Madrid, Salamanque ou San Sebastian, le duo du méchant couple est magnifiquement rendu, comme l'apparition d'Elsa en mariée, entre Sissi impératrice et Grace sur son rocher, apparition aussitôt déréglée par les imprécations d'Ortrud et Telramund qui réalimentent les soupçons d'Elsa. Ce deuxième acte est le plus réussi, où les déplacements du roi et de la foule sont aussi très en place, et c'est encore cela, l'art d'un metteur en scène.

LA BELLE CONFESSION D'UN HEROS INCERTAIN

On est moins convaincu par la vision proposée de Lohengrin. Son apparition est assez efficace, personnage lové sur la terre en position de foetus, comme brusquement venu au monde des hommes, pieds nus, hésitant, trébuchant à moitié quand il se relève. Avec quelque chose aussi du "Prince de Hombourg" de Kleist, qui s'endormait sur les champs de bataille. Mais en refusant de lui conférer tout héroïsme, en persistant dans le côté "bébé hagard et homme pas fini" qui (Guth le dit lui-même) "n'a pas trouvé, tel son père, sa propre identité", on nie sa grandeur chevaleresque et aussi, peut-être, son aspiration à un bonheur simple qui est aussi la clef de son amour pour Elsa. Cela est d'autant plus sensible (et d'autant plus gênant) que Kaufmann suit admirablement les indications qu'on lui donne. On n'est pas fou non plus du grand duo d'amour (juste avant la catastrophe) où Elsa et Lohengrin pataugent dans une roselière (allusion à la mort de Louis II, noyé, suicide ou accident, dans le lac de Starnberg?) mais la confession de Lohengrin sous un halo blanc, tous les personnages et le décor plongés dans le noir à l'exception d'une Elsa blafarde et immobile comme une morte-vivante, est magnifique, servie, évidemment, par l'art du chanteur.

ROLES DE HAUT NIVEAU...

Le public, en ce soir de première, a d'abord réservé un triomphe à l'Ortrud d'Evelyn Herlitzius, qui fut l'Elektra de Patrice Chéreau à Aix et faisait ses débuts à l'Opéra de Paris: dans une tessiture meurtrière (une soprano qui doit avoir des graves de contralto!) et avec un matériau qui n'est pas exceptionnel, elle compose, par l'art du chant, du souffle, du phrasé (son "Füssen" quand elle se jette hypocritement aux pieds d'Elsa!) et surtout par le talent de tragédienne, une Ortrud qui réussit à être terrifiante et cependant émouvante, dans sa jalousie de femme laide à l'égard d'Elsa. Martina Serafin est une belle Elsa, justement, beau médium et ce jeu "sur le fil" qui préserve les ombres profondes du personnage. On regrette des aigus parfois difficiles (surtout dans le duo de la fin, par fatigue peut-être) mais la vaillance de la voix et la projection sont sans reproche. Sans reproche le Telramund de Tomasz Konieczny, voix de bronze, projection magistrale, vibrato vite contrôlé, dans une tessiture là aussi compliquée, baryton qui demande d'être ténor! René Pape fait très bien l'empereur, malgré quelques décalages quand il oublie de regarder le chef, et Egils Silins, qui est aussi Telramund sur d'autres scènes, est un Héraut de luxe. Les choeurs, qui ne sont pas ménagés, sont excellents, les femmes plus disciplinées que les hommes.

...ET KAUFMANN FOR EVER

Kaufmann, au début, se ménage. Le timbre est là, prenant et si musical, mais la projection est retenue (dans les échanges avec Konieczny le contraste est frappant!), les notes hautes prises avec précaution, comme si le chanteur s'essayait encore. Il est vrai aussi, on le dit pour les futurs spectateurs, que ses apparitions, c'est écrit ainsi par Wagner, ne sont pas si nombreuses. Mais Kaufmann se rattrape au dernier acte, d'abord dans le duo avec Elsa, d'une élégance incomparable, et surtout dans cet air, "In fernem Land" ("Dans un pays lointain") où il se confesse. C'est chanté à mi-voix, avec un art du "Liedergesang" (l'art de la mélodie) et donc du mot lié à la musique, qui est admirable, dans un souffle infini et bouleversant où passe toute l'émotion du bonheur si vite saisi et si vite perdu. Son "Mein lieber schwan" ("Mon cher cygne"), tête basse, nous tire des larmes. Il est alors vraiment, enfin, ce que la mise en scène ne disait pas, ce personnage toujours ailleurs, ce voyageur à la patrie lointaine et qui ne pourra jamais poser son bagage, confiné dans une solitude qui est le prix à payer pour le bien qu'il fait.

LE TALENT DE MAITRE JORDAN

Philippe Jordan, qui s'en étonnera? fait de chaque phrase une merveille sonore, dessinant d'une main gauche infiniment poétique les accents qu'il veut entendre mais capable aussi, ce qui n'a pas toujours été le cas, de donner à certains passages une puissance, une ardeur, un éclat de haut vol (les cuivres sont magnifiques) Il n'est pas oublié dans l'ovation finale. Ah! si: à la reprise du 3, toute la salle l'applaudissant, on a entendu un tonitruant sifflet. Ladite salle a éclaté de rire, ce qui signifiait: "Qu'est-ce que c'est que ce gugusse?" et s'est remise à taper des mains en direction du chef.






 
 
  www.jkaufmann.info back top