Opera Online
Alain Duault
 
 
Verdi: Don Carlos, Paris, Oktober 2017
 
Don Carlos à l'Opéra de Paris, somptueux et en même temps…
Il y a plusieurs manières d’aborder ce Don Carlos de Verdi donné à l’Opéra Bastille à l’occasion du 150ème anniversaire de sa création. On peut d’abord se réjouir de l’entendre dans sa version originale en français, telle que l’ont découvert les spectateurs de 1867 – à la suppression près du ballet... Mais on peut aussi s’interroger sur la validité de cette recréation en français quand la standardisation des émissions vocales empêche la compréhension du texte (dont devaient bénéficier les spectateurs de 1867) et nécessite le recours à un sur-titrage… On peut applaudir la magnifique distribution réunie par Stéphane Lissner, sans doute aujourd’hui la plus accomplie au monde pour chacun de ces rôles (à l’exception du Philippe II de la basse russe Ildar Abdrazakov, bien chantant assurément mais toujours froid, jamais semble-t-il concerné, comme en dehors de son personnage). Mais on peut aussi déplorer qu’un tel plateau superlatif ne soit pas porté par un spectacle à sa mesure…

Que s’est-il donc passé pour que Krzysztof Warlikowski, le metteur en scène polonais qu’on a connu inventif, troublant, intellectuellement excitant, voire provocant, ait été si peu inspiré par le chef-d’œuvre de Verdi pour n’en offrir qu’une théâtralisation fade, sans relief, sans vrai parti-pris et finalement vaguement ennuyeuse. Que s’est-il passé pour que, durant les quelque quatre heures du spectacle, il ne se soit que trop rarement préoccupé de la direction d’acteur de ces formidables artistes qui, sans doute, eussent apprécié d’approfondir chacun leur rôle dans ses implications les plus éclairantes. Au lieu de quoi tous semblent livrés à eux-mêmes, errant dans ce vaste hall sans caractérisation, ôtant puis réenfilant leurs vestes, sans qu’aucune gestique expressive ne dynamise ce que leur chant déploie ardemment. Quelques scènes pourtant donnent le sentiment d’avoir suscité l’imagination du metteur en scène, celle du jardin du palais par exemple, déplacée dans une salle d’escrime à l’intérieur de laquelle la blancheur des uniformes des escrimeuses, le jeu avec les masques de protection des visages, la dialectique de la candeur et de la violence (à travers les duels menés avec fougue), tout concourt à créer un univers expressif qui met en valeur la situation et le chant. De même, au quatrième acte, le cabinet du roi devenu une salle de projection privée, avec ses larges fauteuils tournés vers un écran invisible (dont la salle est le miroir !), donne très justement ce sentiment non seulement de solitude personnelle du roi – qui ne trouve pour se soutenir que l’alcool dont il s’enivre et le corps de sa maitresse, affalé en travers d’un des fauteuils – mais aussi de perpétuation de cette solitude du pouvoir, très perceptible avec la scène qui s’y enchaine, ce fameux duo de basses, formidable affrontement de personnalités entre ce roi un peu perdu et ce Grand Inquisiteur, sorte de chef mafieux, costume gris croisé, lunettes noires, qui vient imposer sa loi. Là, on retrouve un peu de l’incandescence théâtrale de Warlikowski – mais là seulement : c’est bien peu ! Le reste du temps, rien ne se passe vraiment, les situations sont à peine esquissées, la gestuelle est convenue, aucune réflexion, aucun point de vue sur l’œuvre n’apparait. Et même si l’idée de transformer, par des projections de « scratchs », l’image nue en image salie d’un film d’archives pour ramener la mémoire dans le présent, est une idée tout à fait pertinente pour le premier acte, celui du passé, elle devient ensuite un tic pénible à force d’être répétée et donc rabâchée de façon récurrente pour, dirait-on, masquer le manque d’idées dramaturgiques.

On est déçu, il faut le reconnaitre, par la faiblesse théâtrale. En revanche on n’est pas déçu, bien au contraire, par la splendeur vocale de ces représentations qui, pour cela, demeurent exceptionnelles. On n’aura pas souvent la chance d’entendre Jonas Kaufmann dans cette vocalité subtile, jouant de tous ses registres, ses couleurs, pour dessiner dans le chant ce que le projet théâtral ne montre guère : jamais il ne rend ce désespoir qui l’habite ostentatoire, il en filigrane chaque phrase, il en colore chaque intention et il culmine avec un duo final émouvant à pleurer ! De la même manière, Sonya Yoncheva sait jouer de toutes les moires d’une voix à la fois charnue et transparente, flexible et sensuelle, déchirée et frémissante : son air du dernier acte, « Toi qui sus le néant » est à cet égard un moment poignant, juste avant ce duo avec Jonas Kaufmann. Face au soprano souple et coloré de Sonya Yoncheva, la voix somptueuse d’Elina Garanca, son insolente projection, sa matière comme en fusion, son intensité dramatique (a-t-on déjà entendu un « O don fatal » aussi hallucinant ?), constitue un idéal appariement – car, outre le fait de choisir les meilleures voix du monde, encore faut-il les choisir dans leur complémentarité. On est fier de surcroît que ce carré d’as soit complété par notre grand baryton français Ludovic Tézier : l’artiste est au sommet de ses moyens vocaux, l’homme est à l’acmé de ses possibilités expressives, semblant comme couturé de douleur et portant pourtant jusqu’au bout (sa mort, bouleversante) cette noblesse qui est pour chacun une leçon. On saluera encore le Comte de Lerme de Julien Dran ou le Thibault d’Eve-Maud Hubeaux qui, l’un et l’autre, font honneur à la nouvelle génération du chant français. Et le terrifiant Inquisiteur de Dmitry Belosselkiy, voix d’outre-tombe.

Un salut particulier aux magnifiques chœurs de l’Opéra de Paris, parfaitement sculptés par José Luis Basso, et à l’Orchestre, toujours dense, riche, fruité, contrasté sous la baguette ardente de Philippe Jordan. Sans aucune lourdeur, sans aucune accélération, dans une respiration constamment juste, il porte haut le grand souffle de cette œuvre admirable. A tous, il faut tresser des mercis : l’émotion profonde ressentie à la fin d’un tel épanouissement musical est de celle qu’on veut garder en soi longtemps.






 
 
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