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Olyrix, Le 11/10/2017 |
Par Damien Dutilleul |
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Verdi: Don Carlos, Paris, 10. Oktober 2017
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Un Don Carlos superlatif à Bastille
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Ça y est ! Après un an d’attente
impatiente et anxieuse, le public parisien a pu découvrir la production du
Don Carlos all-star (Jonas Kaufmann, Sonya Yoncheva, Ludovic Tézier, Elina
Garanca, Ildar Abdrazakov mais aussi Dmitry Belosselskiy), dans une mise en
scène de Krzysztof Warlikowski et sous la direction de Philippe Jordan.
Il s’agissait de l'un des grands enjeux de cette production : comment
Krzysztof Warlikowski allait-il traiter cette œuvre, attraction à part
entière puisqu’il s’agit de la rare version française en cinq actes de Don
Carlos de Verdi. Ôlyrix vous avait déjà informé sur les intentions du
metteur en scène et vous avait dévoilé les photos des décors. C’est en effet
une vision moderne et épurée, somme toute assez sage, qui est proposée par
le trublion polonais. Fidèle à son habitude, il se réapproprie l’œuvre et
prend quelques libertés avec le livret, mais le résultat n’a pas de quoi
choquer. Comme nous le révélions, le premier choix majeur du metteur en
scène est de placer le premier acte dans l’esprit fiévreux du héros, qui se
remémore dix ans plus tard l’instant où sa vie a basculé : celui où sa
fiancée, Élisabeth, a dû épouser son royal père pour sceller la paix entre
la France et l’Espagne. Carlos apparaît donc prostré et pieds nus, courbé
sur lui-même. Puis il se mue, une fois revenu dans le passé, en jeune homme
candide et naïf, amoureux maladroit au sourire béat. Comme si les événements
se déroulaient dans un vieux film dont la pellicule se serait altérée, un
effet de grésillement lumineux baigne le plateau. Dans une seconde rupture
temporelle, une vidéo montre le héros en gros plan, hésitant à appuyer sur
la gâchette du pistolet collé sur sa tempe, dans une scène qui n’a lieu qu’à
l’issue du cinquième acte. Déjà apparaît dans ses visions le fantôme de
Charles Quint (ou est-ce Don Carlos vieilli -et donc pas tué à l’issue de
l’intrigue- qui se revoit dans une troisième rupture temporelle ?) qui
viendra le chercher au moment fatidique de sa condamnation, sans que l’on
sache si c’est pour le sauver ou l’accompagner dans la mort.
Autre
parti-pris, c’est ici Posa lui-même qui arrange l’entrevue entre Eboli et
Don Carlos. Partant d’un bon sentiment (faire oublier à son ami dans les
bras chaleureux d’Eboli l’amour insensé qu’il porte à Élisabeth), cette
initiative se révèle désastreuse puisque Don Carlos, pensant s’adresser à
son amante, révèle à une rivale son sensible secret. Enfin, le dénouement
voit la Reine absorber du poison, ce qui n’est toutefois pas incohérent avec
le livret, puisqu’elle réclame peu avant « la paix dans la mort ».
Dans son entreprise, Warlikowski s’appuie sur un décor à tiroirs, permettant
une évolution fluide de l’intrigue : dans une immense salle nue aux murs
boisés, chambre princière accueillant le lit et le bureau de Don Carlos, des
décors plus intimes sortent des murs. À chaque changement de tableau, une
inscription indique quel décor est prévu par le livret. C’est d’abord une
salle d’armes qui accueille le second tableau de l’acte II, tenant lieu de «
site riant » prévu dans le livret. Eboli, ange noir parmi les apprenties
escrimeuses, y divertit ses compagnes avant que Posa et Philippe II ne s’y
affrontent au fleuret et dans une joute verbale. Ce décor s’escamote,
l’espace nu devenant les jardins de la Reine pour le premier tableau de
l’acte III. Puis s’enchainent, comme prévu, l’Amphithéâtre, le salon du Roi
et la prison, avant un retour au Couvent de Saint-Just (c’est-à-dire au
plateau nu) pour le dernier acte.
Musicalement, Philippe Jordan et
l’Orchestre de l’Opéra de Paris sont au rendez-vous. La baguette du chef est
précise, nuancée et cadencée. En un mot : puissante. Penché vers ses
troupes, il offre de nombreuses couleurs, sombres, vivantes ou guillerettes.
Sur la chanson du voile, par exemple, les flûtes joyeuses et rebondies, ou
encore le triangle festif, apportent une lumière rarement présente dans
l’œuvre par la suite. À l’inverse, l’entrée de l’Inquisiteur convoque en
même temps tout ce que l’orchestre compte d’instruments graves : un
saisissant équilibre est ici trouvé entre les pupitres concernés. Lorsqu’à
la fin, Carlos renonce à son amour pour sauver la Flandre, l’orchestre
appuie ses dissonances, annonçant comme un sous-titre, que cette décision de
façade n’a aucune chance d’être suivie d’effet. Les ensembles sont l’objet
d’un soin particulier et, parfaitement réglés, comptent tous parmi les
grands moments de la soirée. Le Chœur de l’Opéra est extrêmement puissant et
équilibré, les basses se montrant particulièrement inspirées, servant de
socle aux envolées des pupitres féminins. Comme à son habitude, quelques
légères approximations rythmiques viennent entacher leur performance (les
chuintements sur « son innocence », par exemple, trahissent de légers
décalages).
L’autre attente de tous les amateurs d’opéra concernait
la distribution. Celle-ci se montre homogène dans l’excellence, même si les
voix semblent pour la plupart nouées dans leurs premières interventions.
Rapidement, la très bonne prononciation du français de tous les interprètes
rassure : Elina Garanca, particulièrement attendue sur cet aspect, montre
que la progression déjà constatée lors de sa Carmen in loco en juillet
n’était pas due au hasard, mais à un travail manifeste. Le moins précis est
finalement Jonas Kaufmann, lui dont le Werther ou le Don José sont pourtant
des références mondiales ! Les nombreuses approximations dans le texte leur
sont bien évidemment pardonnées : tous sont ici concernés. Tous tiennent
également leurs notes, soutenues dans l’infinité de leur souffle par des
vibratos ronds et intenses, dévoilant leurs impressionnantes puissances
vocales. Tous enfin affichent l’étendue de leur talent théâtral, adossé à un
immense charisme. Ludovic Tézier, le premier, affiche une exceptionnelle
force dramatique, lui qui a souvent été critiqué sur cet aspect de ses
interprétations.
À l’issue de la représentation, les spectateurs ne
peuvent s’empêcher de fredonner la mélodie du duo de Don Carlos et Posa. De
fait, si Kaufmann, interprète du premier, est la plus grande star du monde
lyrique, Tézier est le grand triomphateur de la soirée : leur association
est l’une des merveilles de l'ouvrage. Le timbre barytonant du premier et la
voix sculptée du second se fondent en une unique ligne mélodique. Le ténor
développe son timbre moiré au grain satiné, laissant exploser la richesse de
ses harmoniques. Ses aigus, parfois tendus et pris par en-dessous, ont
souvent la délicatesse de ces notes allégées à l’immense résonance qui sont
aujourd’hui sa marque de fabrique. L’Allemand semble parfois s’économiser,
disparaissant totalement de certains ensembles, pour mieux briller aux
moments importants, comme dans le duo final. Il garde en revanche à tout
instant son vibrato rond et doux et cette intensité d’interprétation qui
procure des frissons. Ludovic Tézier (à retrouver ici dans une passionnante
interview) est depuis longtemps déjà l’un des barytons verdiens les plus
demandés. Il montre ce soir qu’il n’a pas d’égal lorsque Verdi compose sur
un texte en français. La subtilité de son phrasé, la précision de sa diction
et la variété de ses intonations complètent ses qualités vocales, de ses
graves lumineux jusqu’à ses rayonnants aigus, bien servis par de véritables
bijoux de légatos et de trilles. Il ne lui manque plus qu’à se perfectionner
en escrime !
Les femmes de la distribution livrent également un
saisissant duo, électrique et en apesanteur. En Reine Élisabeth, Sonya
Yoncheva fait sensation par son timbre voluptueux. Bien que très en retrait
sur les deux premiers actes, elle parvient ensuite à faire valoir ses graves
ardents et ses pulpeux aigus embrasés, au léger éclat métallique. Elle garde
toujours de l’émotion dans la voix, jusqu’à la fin du duo avec Eboli,
qu’elle conclut d’un « Horreur ! » guttural. De son côté, Elina Garanca
offre une chanson du voile nuancée et énergique, aux vocalises virtuoses, et
termine par un air de repentance d’une grande intensité, passant en un
éclair de ses aigus volumineux à un soyeux mezza voce dans un medium
joliment couvert.
En Philippe II et en Inquisiteur, Ildar Abdrazakov
et Dmitry Belosselskiy se livrent un duel de titans dans le salon du roi,
espace confiné leur procurant une acoustique idéale. Le premier montre
magnifiquement la souffrance solitaire liée à l’exercice du pouvoir,
notamment dans son grand air « Elle ne m'aime pas ! ». Sa voix pénétrante et
sourde offre une immense résonance à son timbre terrible et plaintif. Face à
lui, l’Inquisiteur place une gigantesque voix caverneuse, dont même l’aigu
est teinté de noirceur. Son vibrato est un tremblement de terre et son
phrasé fait courber les têtes.
Les seconds rôles, tenus par de
magnifiques artistes, brillent dans leurs courtes interventions. Citons
notamment le Moine de Krzysztof Baczyk, jeune basse offrant une voix mature,
puissante et sentencieuse. Le Thibault d'Eve-Maud Hubeaux dispose d’une voix
suave et puissante, qui ressort de l’ensemble durant la scène de l’autodafé.
Julien Dran livre les quelques interventions du Comte de Lerme avec une
parfaite diction, de sa voix noble, claire et puissante, aux aigus
vaillants. Les députés Flamands sont parfaitement ensemble et énoncent leur
requête avec une infinie finesse. Enfin, la Voix d’en haut de Silga Tiruma
vient effectivement de l’entrée du second balcon : ses aigus puissants et
fortement vibrés embrassent l’espace de l’Opéra Bastille.
À l’heure
des saluts, chacun des six interprètes principaux reçoit une ovation,
celle-ci se muant en véritable déluge de vivats pour Elina Garanca (qui
effectuait à cette occasion sa prise de rôle) et Ludovic Tézier. Philippe
Jordan se présente à son tour sous les acclamations, avant que Krzysztof
Warlikowski ne vienne se placer au centre de la scène, dans une attitude
recueillie. Tandis que les huées fusent d’une moitié du public qui juge son
travail trop sage pour les uns ou trop moderne pour les autres, l’autre
moitié de la salle tente de faire pencher l’applaudimètre du côté des bravi.
Visiblement touché, le metteur en scène est réconforté par sa scénographe
Małgorzata Szczęśniak, puis par Philippe Jordan et Ildar Abdrazakov.
Kaufmann, hilare, vient chercher un bouquet de roses rouges échu sur le
filet protégeant la fosse. Le public sait qu’il vient d’assister à un
événement, regrettant simplement que les 4h40 du spectacle soient passées si
vite.
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