ResMusica, 25 mai 2016
Dominique Adrian
 
Wagner: Die Meistersinger von Nürnberg, Bayerische Staatsoper, 16. Mai 2016
 
À Munich, les Maîtres-Chanteurs d’un maître-chef
 
Scéniquement pas tout à fait aboutis, les nouveaux Maîtres de Munich connaissent la musique.
 
Les Maîtres-chanteurs de Nuremberg, créés en 1868 au Nationaltheater de Munich, sont une œuvre phare du répertoire munichois : pour cette nouvelle production, presque 150 ans plus tard, l’attente était d’autant plus grande que la précédente, réalisée par Thomas Langhoff en 2004, avait si peu convaincu qu’elle avait disparu du répertoire dès 2008. David Bösch, déjà bien connu à Munich, réussit sans peine à faire mieux, et mieux aussi que le sage divertissement d’August Everding qui avait les faveurs du public il y a vingt ans, mais le réalisme narratif de cette œuvre hors normes lui réussit indubitablement moins bien que des œuvres où l’imagination a tous ses droits – il faudrait reprendre Orfeo et Mitridate, deux spectacles proprement inoubliables. Le décor de Patrick Bannwart évoque les années 50 et la reconstruction de Nuremberg bombardée, plats immeubles sans grâce, publicités datées projetées pendant la procession des Maîtres au dernier acte, mais des antennes paraboliques viennent décaler le regard : l’ensemble est plus fonctionnel que véritablement évocateur.

Des personnages dessinés avec tendresse

Il ne faudrait pourtant pas sous-estimer les très réelles qualités du spectacle. Il y a un fossé social entre le riche orfèvre Pogner et les modestes artisans Hans Schwarz ou Balthasar Zorn : Bösch tire un parti remarquable de ces différences, en donnant à chacun d’eux une présence propre, et en montrant les lignes de faille qui parcourent le groupe social qu’ils constituent. Le cordonnier Sachs, premier d’entre eux, est un homme simple, une nature entière, un peu colérique, un peu bonhomme, plutôt embarrassé par sa popularité ; le contraste avec Beckmesser, d’abord dessiné comme un élégant homme du monde, est total. La pleine mesure des catastrophes qui s’abattent sur lui au fil des actes n’en prend que plus de saveur – comique, mais pas seulement.

Il y a le fossé des générations, et Bösch sait comme toujours admirablement faire vivre la jeunesse de ses personnages, cette Eva virevoltante, pas du tout prête à se laisser manipuler par tous ces hommes, ce Stolzing à peine sorti de l’adolescence, animé par son ambition comme par son féroce appétit de vivre : ils étaient faits pour se rencontrer, et on sent l’électricité qui passe entre eux à chaque rencontre. Le contraste avec l’autre couple, celui de David et Magdalene, eux aussi bien faits pour s’entendre, est dessiné avec autant d’acuité que de tendresse ; et Bösch sait entraîner avec lui ses acteurs-chanteurs, qu’il a en outre l’élégance de ne jamais gêner quand la partition exige tout d’eux.

D’où vient, alors, une certaine frustration à la sortie du spectacle ? C’est que Bösch ne propose guère d’interprétation de ce qu’il sait habilement illustrer ; entre les flots de mots et l’incessante action que décrit le livret, il réussit rarement à ouvrir des perspectives plus éclairantes sur une œuvre à bien des égards problématique. La solution qu’il choisir pour le monologue final de Sachs n’est pas inhabile : tandis que Sachs parle, toute l’assistance disparaît dans cette neige que les vieux téléviseurs diffusaient faute d’images à montrer avant d’aller voir ailleurs : comme pour nous aujourd’hui, mais pas forcément pour les mêmes raisons, cet éloge de la germanité éternelle lui est inaudible, quitte à chanter ensuite quand même les louanges de l’orateur qu’on n’a pas écouté. C’est beaucoup plus évocateur que la conclusion du spectacle pédant et kitsch de Stefan Herheim vu récemment à Paris, mais c’est toujours plus un évitement qu’une solution. Bösch est loin d’être le seul à ne pas avoir trouvé la clef des Maîtres, mais il s’en tire du moins honorablement.

Un maître d’œuvre exceptionnel pour un travail d’équipe

Pour faire l’événement, rien ne vaut, cependant, une bonne distribution. Jonas Kaufmann ne retrouve pas tout à fait pour son premier Stolzing scénique l’aisance surnaturelle de son Lohengrin de 2009, mais sa sensibilité aux détails stylistiques, son refus du grand geste « wagnérien », la précision du travail sur le texte et les émotions font oublier quelques moments où un peu plus de puissance et d’extériorité n’aurait pas été mal venu. L’autre grand nom attendu de la soirée est celui de Wolfgang Koch, qu’on avait précédemment vu ici en Barak de La Femme sans ombre : dans ce rôle qui est un des plus difficiles de tout le répertoire, Koch fait vraiment tout ce qu’il est possible de faire en matière d’endurance et de caractérisation. Markus Eiche, dans la logique du spectacle, dresse de son meilleur ennemi Beckmesser un portrait très éloigné de la caricature, surtout quand Bösch, sans le ménager, lui réserve la tendresse que méritent toujours les vaincus. Autour de ces trois fortes figures, l’Opéra de Munich affiche une distribution solide, dominée par une Eva très vivante dont la voix gagnerait encore à s’ouvrir, et surtout par un formidable couple ancillaire.

Mais l’événement de cette nouvelle production, comme souvent ces dernières années, n’est ni scénique, ni vocal : dans une œuvre qui, à Munich, est la chasse gardée du directeur musical, c’est naturellement Kirill Petrenko qui œuvre. Nous avions pu admirer son Ring il y a deux ans, nourri d’une expérience affinée par Bayreuth ; la réussite est cette fois plus éclatante encore, d’autant que l’énergie et la fraîcheur de cette direction est en pleine harmonie avec le travail scénique de Bösch. Petrenko dirige sans traîner, au nom du théâtre, loin des caricatures de direction « symphonique », simplement hors de propos, que livrent Daniele Gatti ou Philippe Jordan ; il a également, fort logiquement, le souci des chanteurs qu’il aide constamment, et on ne dira jamais assez combien la réussite d’un chanteur est conditionnée par ce travail primordial du chef d’opéra. S’il soigne chaque détail, c’est toujours avec un sens aigu du flux de la conversation, qui donne à l’ensemble un naturel irrésistible ; les solistes instrumentaux peuvent s’en donner à cœur joie sans être fondus dans une couleur unique, tandis que l’orchestre, en forme éblouissante, peut aussi à l’occasion montrer ses muscles quand musique et théâtre le demandent. Une approche finalement modeste, nourrie de la lettre de partition mais capable d’y trouver des espaces de liberté proprement inouïs.






 
 
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