Qobuz, L'œil et l'oreille, 24 juin 2016
André Tubeuf
 
Mahler: Das Lied von der Erde, Paris, TCE, 23. Juni 2016
 
Le Chant de la terre par Jonas Kaufmann au Théâtre des Champs-Elysées
Tout le monde sait que Mahler a écrit son Chant de la Terre pour deux voix. L’une est ténor, forcément. La nature même de ce qui se chante dans les numéros impairs, enthousiaste jusqu’au grain de folie, visionnaire, appelle une voix extrême, qui n’a pas peur de tenir sur la, longtemps, et même si bémol ou naturel, tranchante d’ailleurs ; mais capable aussi (Dunkel ist das Leben…) d’attendrissements hantés, pianissimo. Mais il a laissé les trois numéros pairs, au choix, à une mezzo ou un baryton, Mme Charles Cahier (une Carmen, une Fidès du Prophète, une Erda pour Mahler même) ayant assuré la première de l’une, et Friedrich Weidemann l’autre, avec Bruno Walter chaque fois au pupitre, Mahler étant déjà mort. Ces trois autres numéros ont ils un caractère spécifique, vocal ou expressif, qui appelle un timbre, une tessiture, décidable ? Ils sont de caractère plus généralement apaisé et méditatif, par opposition à l’extraversion extrême des numéros (surtout) 1 et 5. Quelques effets vocaux y sont appelés par la nature même des mots, porteurs du sens. Dans le 2, Sonne der Liebe, dans l’invocation au soleil de l’amour appelé pour sécher doucement des pleurs, la voix semble s’échapper à elle-même, dans une sorte de raptus, molto appassionato, vers le mi et le fa : et il est certes plus naturel à une voix de mezzo qu’à un monsieur de se trouver là des couleurs d’incendie, et tout simplement de la couleur. Item, dans l’Abschied final, l’appassionato où la gratitude, l’émerveillement font imploser pour ainsi dire la voix sur l’invocation O Schönheit, qui trouve ce qu’on est tout à fait en droit d’appeler son orgasme mystique sur le mi naturel tenu et fortissimo, de Lebens trunk’ne Welt. Il n’y a pas de baryton ici, même Fischer-Dieskau en son meilleur temps, qui puisse mettre ici la chaleur, à la fois sensuelle et mystique, qui à ce point du registre vocal vient tout naturellement à une mezzo un peu douée.

Il faut rappeler que le Chant de la Terre s’est trouvé réhabilité, et tout simplement retrouvé, après la longue pénitence du nazisme, lorsque Bruno Walter l’a repris à Edimbourg et Vienne, avec les Wiener Philharmoniker et, toute neuve avec sa sensibilité, son timbre rare et la ferveur que son propre chant lui faisait monter aux yeux, Kathleen Ferrier. Et bien évidemment les deux syllabes si porteuses de sens (et d’appel à l’éternité) qui vont se répéter jusqu’à six fois, pianissimo et sur un orchestre devenu expressément pour ainsi dire rien, ces ewig sur mi-ré, et d’abord ré-do, graves, une voix masculine certes peut les donner, mais ne leur donnera corps qu’en insistant sur le son, là précisément où il faudrait s’atténuer encore et presque disparaître : ce que l’opulence propre au timbre de mezzo dans cette tessiture accomplit tout naturellement, et où Kathleen Ferrier mettait toute une salle en larmes…

Pardon pour ces quelques détails et précisions, mais ils ne sont pas inutiles si on veut comprendre la stupeur, l’inquiétude, l’excitation aussi qui se sont emparées de quelques-uns (rassurons-nous, le reste de la salle était venue seulement parce que c’était lui, et aurait volontiers espéré, on a entendu ça au fauteuil derrière, qu’il donnerait des bis après, pourquoi pas Le Pays du sourire…) à l’annonce que Jonas Kaufmann allait donner à lui seul les six parties du chef-d’œuvre absolu de Mahler, celui où la voix conductrice impose au compositeur volontiers prolixe et complaisant en effets orchestraux qu’il était de s’en tenir à l’essentiel, avec une économie et une rigueur qui multiplient et subliment son génie. Et ce serait avec les Wiener Philharmoniker, l’orchestre (avec le Concertgebouw d’Amsterdam) dont on peut dire qu’une tradition Mahler y existe, et une ferveur. Chauffés par une Ouverture de Coriolan et une Mort et Transfiguration exemplaires, mais ordinaires (le mot n’est pas péjoratif : seulement envieux), les instrumentistes, autrement requis en présence, visibilité et virtuosité (la flûte, tous les bois en général) étaient fin prêts pour jouer ce jeu, avec l’extrêmement attentif Jonathan Nott ayant l’œil à tout.

Ce qu’a tenté et réussi Jonas Kaufmann était un pari en somme absurde, et de toute façon inutile. Une seule et même voix, quand bien même elle y réussit tout, n’apportera pas aux six numéros du Chant de la Terre les éléments de contraste et de complémentarité que l’alternance des voix suffit à produire. Par la force des choses, elle s’y montrera monocorde, monotone, uniforme peut-être, qualificatif au choix. D’autant que la richesse en couleurs n’est pas le point le plus fort de cette voix suprêmement intelligente et artiste ! Et elle sera singulièrement testée en endurance, les morceaux pour ténor opposant à la voix des épaisseurs et même stridences instrumentales à traverser et vaincre, et le long Abschied final en revanche requérant assez de timbre intact et encore frais, souvent pianissimo, et dans les tessitures les moins confortables au ténor !

Kaufmann, on le voit, ne s’est pas fait la partie belle. S’il l’a gagnée, et d’une façon enthousiasmante, c’est qu’il a fait valoir à côté des qualités stupéfiantes de chanteur qu’on lui connaît (et il est dans une forme insolente à cet égard ces temps-ci) un génie de la déclamation et du récit que rien dans son répertoire n’a eu à exposer à ce degré (on se souvient pourtant de la façon dont il avait dit, à Toulouse, l’interminable Burgschaft de Schubert, il y a bien dix ans déjà…). Respectant en musicien la moindre demande de Mahler, expressive (pour les mots) ou d’inflexion (pour les sons) ; ne surchargeant (en expression, en émotion), ne soulignant pas un de ces mots, pas une de ces inflexions ; sobre jusqu’à l’ascèse et l’effacement personnel ; s’imposant une sorte d’objectivité de témoin là où la musique n’appelle pas expressément (fin du 1, fin du 5) l’engagement physique absolu ; s’inventant, oui, une sorte de détachement émotionnel partout où c’est possible et laissant parler les mots, sans y rajouter de l’éloquence mais y faisant ressortir l’évidence (et sans guillemets ni italiques nulle part) ; timbrant les ewig comme s’il les parlait de près, et à voix basse ; et laissant flotter, dans un superbe contrôle du souffle et du timbre les aigus évocateurs les plus exposés ; il nous a donné une leçon de chant sans effets, une leçon de musique et une leçon de texte, tout simplement. Les couleurs que, de par sa nature même (avec sa tendance barytonnante, de surcroît), sa voix ne peut pas donner, il n’a pas cherché à les fabriquer. Habile et même sorcier comme il est, il aurait pu. Mais il a choisi la voie étroite, ce resserrement sur l’essentiel : et par l’ascendant de la ligne et le pur pouvoir des mots, il a accompli le miracle, de façon non pas à nous mettre en larmes (il n’est pas et ne cherche pas à être Kathleen Ferrier), mais très certainement à genoux.






 
 
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