FranceTV Culturebox, 15/12/2015
Par Bertrand Renard
 
Berlioz: La damnation de Faust, Paris, Opera Bastille, 8. Dezember 2015
 
A Bastille, Jonas Kaufmann royal dans "La Damnation de Faust" de Berlioz
Jonas Kaufmann, Sophie Koch, Bryn Terfel : on peut écouter une pareille distribution les yeux fermés. Mais les yeux ouverts c’est encore mieux : pour juger de la mise en scène d’Alvis Hermanis, accueillie soir après soir par une bronca d’une (grande) partie du public. Bronca à laquelle nous ne participons pas !

Sifflets, hourvari, noms d’oiseaux, qui touchent même le chef, Philippe Jordan, pourtant exemplaire. On a entendu l’autre soir "Le metteur en scène est reparti dans sa Lettonie d’où il ne reviendra plus jamais", sur un ton "Ce pays improbable où il n’y a même pas d’électricité", de cette arrogance si française qui exaspère nos amis européens. Car Hermanis, loin d’être un Balte obscur aux pieds boueux, travaille à Salzbourg pour l’opéra, à Avignon pour le théâtre, dans les plus grandes salles germaniques et jusqu’au Canada et à la Nouvelle-Zélande !

Une mise en scène construite sur une idée forte
Quant à nous, nous lui savons gré d’arriver dans cette œuvre avec une idée forte, et de s’y tenir. L’idée ? Trouver un équivalent moderne à Faust. Ce Faust mal dans sa peau (l’histoire avec Marguerite, chez Berlioz, est annexe), personnage romantique que l’état du monde laisse insatisfait et qui lorgne vers les cieux, le cosmos, la dimension théosophique de l’espace et du temps. Le Faust d’aujourd’hui, pour Hermanis, c’est Stephen Hawking, l’auteur à succès d’ « Une brève histoire du temps », scientifique génial au corps déformé, vissé par la maladie de Charcot à sa chaise roulante, apôtre de la conquête de l’espace et de nouvelles planètes, dont Mars à l’horizon 2030. Hawking, double et ombre moderne du Faust ancien: les contempteurs d’Hermanis auraient tort de prendre celui-ci en flagrant délit d’ignorance de toutes les résonances faustiennes.

Nous pourrions d’ailleurs lui reprocher l’inverse : trop bien connaître Faust, celui de l’immense œuvre de Goethe ou le héros de Christopher Marlowe, génial contemporain de Shakespeare qui faisait de Méphisto un jeune homme; et perdre ses personnages dans un voyage interstellaire trop grand pour une histoire où un démon veut simplement l’âme d’un homme et où celui-ci la lui cède, sèchement (la scène est belle), par dégoût de vivre. Et c’est ce grand écart qui est le plus gênant. Encore plus quand l’histoire d’un scientifique égaré se transforme en histoire d’amour : Hermanis se trouve alors obligé de faire apparaître son Hawking comme un intrus au milieu des déclarations enflammées de Faust et Marguerite.

On l’aura compris, nous nous trouvons donc à défendre bec et ongles une mise en scène qui n’est pas sans défaut. Mais qui a une autre qualité : nous montrer un opéra. Ce que l’œuvre n’est pas : "Légende dramatique" écrit Berlioz, et qui fut, en 1846, un échec retentissant. Il faut attendre 1893 pour qu’un certain Raoul Gunsbourg, nommé directeur de l’Opéra de Monte-Carlo, redonne une forme opératique à "La damnation de Faust" en changeant l’ordre des scènes, la faisant créer alors dans son propre théâtre (et pour l’Opéra-Garnier, on attendra 1910 !). Hermanis, à son tour, a pris l’ouvrage à bras-le-corps, lui a donné une vraie envergure scénique mais en respectant toujours les chanteurs, jamais contraints, comme parfois, à des acrobaties hors-sujet.

Kaufmann est exemplaire
De ce point de vue Jonas Kaufmann est exemplaire : beauté de la voix, conduite du chant (les aigus périlleux où l’entraîne Berlioz sont négociés à ravir), un régal musical et… visuel car son Faust à petites lunettes, qui est la séduction même (à preuve Marguerite qui en tombe aussitôt raide dingue), distille aussi tous les tourments du mal-être. Sophie Koch est une amoureuse plongé dans son amour comme dans un défi et la chanteuse y plonge de même avec une franchise et une musicalité de grand style : Berlioz, qui n’a guère creusé la psychologie du personnage, se "contente" de lui confier deux airs fameux, celui du roi de Thulé et le "D’amour, l’ardente flamme". Enfin le Gallois Bryn Terfel (à l’admirable prononciation française) est un Méphisto somptueux à qui il suffit d’augmenter légèrement son timbre de granit pour passer de la séduction sereine à l’autorité glaçante.

En un seul air (celui de Brander) Edwin Crossley-Mercer impose son charisme et ses talents d’acteur : mais l’air est écrit pour une vraie basse et son beau timbre de baryton peine dans les graves. Saluons aussi l’énorme travail de vidéaste (même s’il est parfois contestable) de Katrina Neiburga (encore une Lettone !) et la chorégraphie intelligente d’Alla Sigalova qui fait des séduisants démons et démones qui parsèment l’œuvre, à certains moments-clés, de douloureux damnés confrontés aux affres de leur damnation. Dominique Mercy, compagnon de Pina Bausch depuis les origines, est cloué dans son fauteuil pendant deux heures avant, dans les cinq dernières minutes, de nous stupéfier par une danse aussi belle que bouleversante.

Philippe Jordan retombe un peu dans ses (petits) défauts : une tendance (surtout dans la première partie) à ne pas respecter l’équilibre de la fosse et de la scène. Et aussi à privilégier le détail de l’œuvre au détriment de la structure. Mais quelle beauté sonore il exalte, quelle volupté à rendre la magie des timbres berlioziens, comme dans les deux airs de Marguerite le hautbois d’un côté, l’alto de l’autre, celui-ci comme une réminiscence du merveilleux "Harold en Italie" ! Les chœurs s’en sortent bien, contribuant à faire de ce spectacle un vrai spectacle de scène, trop riche, on l’aura compris. Mais s’il y a à choisir entre l’abondance (qui n’est pas souhaitable en tout) et la pénurie, on choisira évidemment l’abondance.






 
 
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