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Le Temps, 9 décembre 2015 |
Julian Sykes |
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Berlioz: La damnation de Faust, Paris, Opera Bastille, 8. Dezember 2015
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Faust perdu dans une expédition pour Mars
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Le metteur en scène letton Alvis Hermanis s’égare dans un concept
trop alambiqué à l’Opéra Bastille de Paris. Le baryton-basse gallois Bryn
Terfel brille en Méphistophèles, aux côtés de l’éloquent Jonas Kaufmann et
de Sophie Koch
Houleuse première, mardi soir à l’Opéra
Bastille de Paris. Le public s’échauffe, s’agace et va jusqu’à huer
(«Ouhhh!») avant la fin du spectacle. «La barbe!», «y en a marre», «ça rime
à quoi?», pouvait-on entendre dans la salle entre deux séquences de «La
Damnation de Faust» de Berlioz. Par bonheur, les chanteurs ont été épargnés
(un casting en or 24 carats avec Jonas Kaufmann, Sophie Koch et Bryn
Terfel), mais à l’heure des applaudissements, le metteur en scène Alvis
Hermanis et son équipe ont été conspués par une majorité de la salle, rétive
à ses parti-pris scéniques.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que
le metteur en scène letton va chercher loin. «Qui pourrait être le Faust du
XXIe siècle?», se demande-t-il. Sa réponse est aussi simple que déroutante:
Stephen Hawking. Le célèbre théoricien et savant paralytique figure au
centre de l’action, incarné par le danseur Dominique Mercy (un fidèle de la
chorégraphe Pina Bausch) en fauteuil roulant. Le ténor Jonas Kaufmann
personnifie la voix de Faust, acteur et double de Stephen Hawking. D’où le
premier écueil du spectacle: difficile de donner corps à un personnage cloué
sur une chaise, génie pur dont l’esprit s’évade dans les hautes sphères
théoriques, alors que le docteur Faust est censé être aspiré dans les affres
de l’enfer. Toute la fange, la débauche, les beuveries et égarements des
sens – le catalogue des vices proposés par Méphistophélès – passent à l’as.
On en reste à une adaptation plus conceptuelle que charnelle.
Certes,
la «légende dramatique» de Berlioz – destinée au concert – n’a jamais été
conçue pour l’opéra. Olivier Py (au Grand Théâtre à Genève) et Robert Lepage
sont parmi les rares metteurs en scène à avoir gagné le pari faustien. Alvis
Hermanis, lui, s’appuie sur la figure de Stephen Hawking pour ses idéaux
métaphysiques. Le théoricien ne croit ni en l’enfer («un mythe») ni au
paradis («un conte de fées»). Son Graal à lui, ce sont les mystères de
l’univers. Aussi le destin de l’homme pourrait-il se jouer sur d’autres
planètes afin de pallier au désastre écologique annoncé sur Terre. Ce projet
– mis en scène dans le spectacle – suppose qu’une centaine d’individus se
prêtent à l’expérience en embarquant pour la planète Mars en 2025. Quand le
spectacle commence, nous voici à un jour du départ. Or, ce «voyage sans
retour», c’est aussi le périple du docteur Faust, qui succombe à la
tentation du diable pour éprouver les plaisirs éphémères, au péril de sa
vie.
On voit bien le parallèle. On voit aussi ses limites. D’abord
Stephen Hawking n’a jamais été tenté par le Christ, alors que Faust
l’envisage (la scène du «Chant de la Fête de Pâques»). Et puis le spectacle
fait appel à une foule de vidéos plus illustratives que signifiantes. Le
retour du printemps au début de la «légende» de Berlioz est suggéré par des
champs de coquelicots (jolis, d’ailleurs!) à perte de vue. Pour la «Marche
hongroise», on voit des fourmis s’affairant dans leur organisation
ritualisée tandis que les danseurs miment des poses d’êtres difformes (les
dégâts de la guerre?). La scène dans la cave d’Auerbach, au milieu du vin,
se passe ici dans un laboratoire d’expérimentation animale. Des
hommes-souris sont enfermés dans une cage, mimant les réactions des petits
mammifères tandis que les laborantins (Brander dans la chanson «Certain
rat») examinent leur comportement. Stephen Hawking (Dominique Mercy) fait
quelques tours dans un simulateur en apesanteur lors du «Cantique de
Pâques». Marguerite chante dans un espace marin où gambadent des cétacés,
puis elle berce le théoricien en chaise roulante tandis que des escargots
font l’amour… Quand Méphistophélès entraîne Faust sur deux noirs coursiers
dans la gueule de l’enfer, c’est ici une fusée qui décolle pour Mars.
Marguerite, sauvée dans les cieux, fait partie de l’équipage. Et Stephen
Hawking se met à retrouver progressivement l’usage de ses deux jambes comme
un miraculé une fois arrivé sur Mars. «Yes, we can!»
En soi, les
images sont très belles, mais le décalage entre le propos sur scène et le
contenu de ces séquences filmiques interroge. On frôle même une sorte de
naïveté, manifeste qui semble induire qu’il est temps de sauver la planète
bleue, sinon nous devrons tous aller camper sur Mars. Autre point:
l’esthétisation à outrance. Il manque le côté charlatan, la quincaillerie
propre aux machinations de Méphistophélès. Il faut ce colosse de Bryn Terfel
pour incarner l’ironie, ses sourires en coin. En somme, le concept raconte
une autre histoire que celle de Berlioz, et l’on sort du spectacle sans
cerner davantage la figure de Faust.
Champion de la soirée, Bryn
Terfel livre une performance magistrale en Méphistophélès. Sa voix de roc et
de velours suggère la fourberie du Malin. Jonas Kaufmann met un peu de temps
à se chauffer, sublime dans le magnifique «Nature immense» en deuxième
partie. C’est une lente montée en puissance, portée par cette voix toujours
plus assombrie qui n’a plus la fibre juvénile d’il y a quinze ans. Le ténor
munichois peine un peu dans l’extrême aigu (duo avec Marguerite), mais son
legato est admirable. On peut rêver d’une voix plus cuivrée et enveloppante
que celle de Sophie Koch en Marguerite, mais sa candeur juvénile (malgré
quelques aigus un peu tirés) s’avère très touchante. Edwin Crossley-Mercer
est un Brander efficace. Les choeurs de l’Opéra de Paris affichent un bel
engagement, malgré quelques approximations à la première.
Philippe
Jordan lui-même doit encore vivre avec la partition. Sa direction met en
lumière une foule de détails d’orchestration, mais le côté plus incisif,
plus animal de l’écriture berliozienne lui échappe. Les cordes revêtent un
soyeux presque austro-germanique (ces belles sonorités fondues!) coulé dans
un geste qui gagne en onirisme dans la deuxième partie. Les cuivres ont
fière allure, même si l’on relève des couacs. Sur la scène, les
chorégraphies d’Alla Sigalova (esthétisantes et systématiques) ne suffisent
pas à faire décoller ce pacte faustien.
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