Le Temps, 23 juin 2014
Julian Sykes
 
Puccini: Manon Lescaut, Royal Opera House London, June 17, 2014
 
Manon dans l’enfer de la prostitution
Le ténor Jonas Kaufmann et la soprano Kristine Opolais brillent dans «Manon Lescaut» au Royal Opera House de Londres. Une production controversée

Elle, allongée au sol. Lui, la tenant dans les bras. Ils sont comme deux naufragés sur un pont autoroutier. Du reste, la route est coupée en son milieu. Elle s’interrompt en l’air, comme une plaie béante. Au Royal Opera House de Londres, Manon Lescaut est une tragédie du XXIe siècle. Une romance d’amour qui se termine comme dans un film de David Lynch, dans ce paysage dévasté d’une Amérique contemporaine vouée au néant.

L’adaptation est osée (même si elle ne convainc pas entièrement). Elle repose sur deux chanteurs époustouflants de présence: la soprano lettone Kristine Opolais, en Manon, et le ténor allemand Jonas Kaufmann, en chevalier Des Grieux. Deux ados de la société mondialisée, aussi sincères que naïfs dans une rébellion qui court à leur perte. L’opéra de Puccini – retransmis en direct mardi 24 juin dans des salles de cinéma en Suisse et à l’étranger – est adapté du roman de l’abbé Prévost, censuré en son temps pour son contenu jugé sulfureux. L’écrin du Royal Opera House, tout de dorures et velours rouges, contraste avec les décors à l’esthétique post­industrielle du dernier acte.

Manon en prostituée de luxe? Le metteur en scène sud-africain Jonathan Kent va au bout de son idée. Il fait de l’héroïne une professionnelle du sexe – venue des pays Baltes – qui n’hésite pas à vendre ses charmes pour avoir un train de vie digne d’une bourgeoise arriviste, à Paris. Or, Manon n’est pas vraiment une prostituée dans le roman de l’abbé Prévost. C’est une jeune femme consciente de ses charmes, qui trompe plusieurs fois son amant transi pour aller se faire entretenir par des «vieux» sitôt qu’elle est dans le besoin. Une fille très attachante certes, mais infidèle, capricieuse, fascinée par l’éclat de l’argent (ce que souligne l’opéra de Puccini).

Là où l’on pouvait craindre la provocation facile, Jonathan Kent dresse un portrait de Manon plus complexe qu’il n’en a l’air. Au premier acte, la belle créature arrive dans une Mercedes monospace. L’action se passe dans un hôtel de passage (ou de passe?) pourvu d’un escalier extérieur. Des étudiants en sweat-shirt et baskets s’amusent avec une poubelle urbaine à roulettes. Des Grieux (Jonas Kaufmann) est perdu dans ses pensées, à l’écart sur l’escalier en colimaçon. Il dit d’abord ne pas s’intéresser aux filles, mais sitôt Manon arrivée, il fond. C’est un coup de foudre qui va le transformer sur le champ. C’est aussi le début d’une passion destructrice qui va l’entraîner dans les tréfonds de l’enfer…

L’acte II, qui a causé l’ire de certains lyricomanes, est pourtant le plus réussi. Manon vit alors au bras de son protecteur Géronte de Ravoir, à Paris. Installée sur un lit fuchsia, elle fait valoir ses longues jambes galbées (Kristine Opolais ayant le physique de l’emploi). Tandis qu’elle médite sur cette cage dorée où elle s’ennuie, la scène se transforme à vue. Une bande de 13 «vieux», aux crânes dégarnis, assistent à la leçon de danse de Manon. Ils sont assis sur des sièges, comme dans une salle de cinéma X. Manon se trémousse, filmée sur le plateau par un cameraman. Soudain, l’un des «vieux» enlève sa perruque: c’est Des Grieux! Cette manière d’entrer incognito dans la demeure de son rival (Géronte) souligne le désespoir du jeune homme, appelé lui aussi à faire du voyeurisme pour accéder à son amoureuse chérie.

A l’acte III, les choses se corsent. La mise en scène prend un tour de téléreportage. On y voit 12 prostituées enfermées derrière des vitrines rappelant vaguement le quartier rouge d’Amsterdam (Manon étant l’une de ces prostituées). Elles attendent d’être appelées pour être déportées vers l’Amérique. Un cameraman filme leur défilé, l’une après l’autre. Un bonimenteur anime le show sous une affiche où l’on peut lire: «Naïveté» (en français). Les décors, confus et laids, n’aident pas à la clarté du message; l’idée du voyeurisme paraît ici surlignée.

Quant au dernier acte, sur le pont autoroutier en friche, ce paysage de bitume et de béton jure avec la beauté de la musique. Mais la métaphore de deux ados largués sur le bord de la route de l’existence a sa pertinence. Kristine Opolais et Jonas Kaufmann sont tellement investis qu’on en oublie les décors…

C’est que tous deux se dépensent sans compter pour donner chair à leurs personnages (les scènes de sexe étant très crédibles). D’abord un peu froide vocalement au premier acte, Kristine Opolais chante avec beaucoup de sensibilité son air du deuxième acte («In quelle trine morbide»). Elle ne surjoue pas son personnage, capable de répondre à l’ardeur de Jonas Kaufmann dans leurs magnifiques duos. Certes, Mirella Freni savait y mettre plus d’intensité encore (au dernier acte en particulier), mais Kristine Opolais séduit par ses accents fiévreux et sincères. Quant à Jonas Kaufmann, il est à son meilleur lorsqu’il illustre à quel point Des Grieux souffre d’être la victime d’une passion qui le ravage. Le ténor darde ses aigus avec une aisance phénoménale, capable par ailleurs de suggérer la palette d’émotions qui traversent Des Grieux (surtout sa mélancolie). Un chevalier plus «intellectuel» que Pavarotti, à la voix un peu plus sombre que celle de Placido Domingo.

Antonio Pappano sert magnifiquement la partition. Le chef britannique souligne l’ascendance wagnérienne sur Puccini, sans pour autant perdre la teneur méditerranéenne de l’œuvre. Les cordes de l’Orchestre du Royal Opera House sont d’une volupté très latine, entre caresses et envolées lyriques. Une direction énergique et ductile à la fois, avec un art consommé des transitions. Le baryton Christopher Maltman en Lescaut (habile et rusé), le ténor Benjamin Hulett en Edmondo (dégourdi) et Maurizio Muraro en Géronte de Ravoir (plein de suffisance) sont excellents.

Manon Lescaut au Royal Opera House de Londres, Covent Garden. Jusqu’au 7 juillet. Rens. www.roh.org.uk. Retransmission en direct mardi 24 juin à 19h30, aux Scalas de Genève, au Cinéma Odéon de Morges, au Cinéma Bel-Air d’Yverdon-les-Bains.










 
 
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