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Le Temps, 16 août 2012
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Jonas Pulver |
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Bizét: Carmen, Salzburger Festspiele, 14. August 2012
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«Carmen», corps fragile, femme forte
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A Salzbourg, Magdalena Kozena n’a pas la voix qu’on attend pour la célèbre
cigarière. Simon Rattle et Jonas Kaufmann font l’éclat de cette
nouvelle production
Qui est Carmen? Une dévoreuse d’hommes
au tempérament de feu et aux résilles mitées. Ou une victime du machisme
ordinaire, offrande faite à la folie du désir et à la hiérarchie des sexes.
Manipulatrice, ou victime. Forte, fragile. Une chose est sûre:
instrumentalisée ou subie, la volupté est au cœur du personnage. Autant
l’écriture de Bizet que la tradition d’interprétation suggèrent pour la plus
célèbre des cigarières une voix de mezzo ample et suave, au dramatisme
nourri.
Rien d’étonnant à ce que Magdalena Kozena ait essuyé des
huées, mercredi au Grosses Festspielhaus de Salzbourg. Il faut dire que
cette nouvelle coproduction avec le Teatro Real de Madrid condense un
faisceau d’attentes maximal: le ténor Jonas Kaufmann en Don José et le chef
Simon Rattle dans la fosse suffisent à faire de cette «Carmen» le spectacle
le plus attendu d’un festival dont les dimensions budgétaires (64 millions
d’euros, réduits à 60 pour 2013), historiques et artistiques ne souffrent
presque aucune concurrence.
Non, Magdalena Kozena n’a pas ce timbre
pulpeux et ombragé auquel s’attendent les lyricophiles. Même dans les rares
passages où la Tchèque se laisse aller à creuser le vibrato et à alourdir la
gorge, les couleurs restent celles d’un mezzo-soprano noble et léger, doté
d’un caractère ambré mais sans réelle corpulence. Et ce n’est pas tout. Sous
le soleil d’une Espagne ocre et kaki, figurée sans transposition et sans
trop d’aspérités, ses cheveux refusent obstinément de s’assombrir, son teint
dédaigne le hâle.
La Carmen de Magdalena Kozena, hagarde et revêche,
est un être entré en résistance.
D’un point de vue sonore, certaines
carences sont objectives. Dans les passages avec chœurs (par ailleurs de
belle tenue) comme la fin du deuxième acte, la fierté vocale de Carmen
échoue complètement à s’extraire de la mêlée qui anime la taverne de Lillas
Pastia, et ce malgré un plateau scénique permettant de contourner la fosse
pour venir chanter dos à l’orchestre. Et puis, dans la dernière
scène cathartique qui voit la cigarière retrouver un Don José consumé
d’amour et de jalousie, les aigus n’ont pas l’envergure et le dramatisme
nécessaire pour faire face à l’intensité tragique de Jonas Kaufmann.
Inconsciente, Magdalena Kozena? Peut-être, mais en toute intelligence.
Actrice fine, lunaire à certains égards, elle fait de cette fragilité vocale
un élément constitutif de Carmen. Cette voix charmeuse mais fragile, vouée à
l’écrasement par son environnement, devient le miroir d’un corps féminin
sans cesse convoité. A la fin, face à Don José, Carmen est habitée par le
désir, mais pas seulement. Ce n’est pas le jeu de la séduction qui l’anime,
mais plutôt la volonté de ne pas y être réduite, de ne pas être signifiée
par lui. Posture d’autant plus douloureuse que l’attrait du corps semble la
seule arme à sa disposition pour s’opposer aux carcans d’une féminité
soumise en amour. La contradiction débouche finalement sur un cri;
définitivement, le théâtre l’emporte sur le chant.
Si cette
Carmen atypique a le mérite d’interroger les arcanes du rôle, sans pour
autant convaincre tout à fait, le brigadier de Jonas Kaufmann percute par sa
cohérence d’incarnation. En pause forcée ce printemps, l’Allemand a retrouvé
cet alliage de bronze et de chêne qui fait la valeur de son ténor
dramatique, sans doute le plus fascinant de sa génération. Quelques coups de
glotte trahissent une légère fatigue au premier acte; mais Kaufmann est un
chanteur au long souffle, et la variété des couleurs qu’il sait suggérer,
même à pleine voix lors du face-à-face final – douceur suppliante, amer
désespoir, colère incontrôlable – subjugue de vérité.
La
Micaëla de Genia Kühmeier fait forte impression. Ce n’est pas une tessiture
fluette et transparente; derrière la naïve jeune fille éprise de José se
profile déjà une femme mûre et réfléchie. Peut-être le timbre, très stable
mais un peu monochrome, pourrait-il encore gagner en diversité et en charme.
Quant à Kostas Smoriginas, malheureux Escamillo, il mime la seconde partie
tandis que Massimo Caballetti (parmi le casting de «La Bohème») assure la
partie vocale depuis le côté de la scène; un «accident allergique», explique
l’intendant Alexander Pereira à l’entracte, a forcé le toréador à octavier
tous les aigus de sa première apparition parmi les pénombres pourpres et les
fumées interlopes de Lillas Pastia.
La mise en scène d’Aletta Collins
suggère visuellement les atmosphères, mais tout cela manque sensiblement de
saveur, d’audace. Et l’escadrille de ténébreuses bohémiennes – des danseuses
censées représenter la nature indomptable de Carmen – encombre le propos
sans le mettre en perspective.
Tout l’inverse de la direction de
Simon Rattle, à la tête des Wiener Philharmoniker. Le compagnon de Magdalena
Kozena sait conférer son caractère propre à chaque motif, même entrelacé:
radieuse légèreté des danses populaires, tension prémonitoire des cordes,
sensualité élégiaque. Avec, en prime, cet art du jaillissement qui illustre
toute la différence de geste entre pesanteur ampoulée et rebondissement
expressif.
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