L’année dernière, l’Opéra de Paris avait présenté un Werther venu de
Munich, dont la mise en scène n’a guère laissé de souvenir impérissable.
Nicolas Joel, qui souhaitait inscrire l’ouvrage au répertoire, a de son côté
choisi de racheter la production londonienne du cinéaste Benoît Jacquot.
Bonne pioche, n’en déplaise à quelques contempteurs qui n’ont pu réfréner
leurs huées en ce soir de première.
A l’acte I, certes, le décor de Charles Edwards, avec son lierre et sa
fontaine qui ne cesse de couler, animé par des jeux de lumières aussi naïfs
que changeants, peut faire craindre la pire convention. Le II, devant un
beau cyclorama tout en ciels tourmentés, cultive davantage un certain
dénuement. On comprend alors ce qui fera la force du spectacle : une vérité
psychologique poussée dans ses extrêmes, dessinant les caractères et leurs
relations d’un trait acéré et sans esbroufe. Le III, de ce point de vue, est
un modèle : dans un superbe intérieur éclairé alla Vermeer, jamais les
conflits qui déchirent Charlotte, jamais le désespoir de Werther, la
violence froide d’Albert n’auront paru aussi évidents. Et au IV, l’agonie
du héros, dans une misérable mansarde qui s’avance jusqu’à l’avant-scène en
un saisissant effet de zoom, est elle aussi d’une justesse qui doit tout à
une direction d’acteurs admirable.
Il faut dire que le plateau offre quelques incarnations époustouflantes
de naturel. Pour sa prise de rôle, Jonas Kaufmann montre qu’il a tout du
héros goethéen taciturne et dépressif. Le timbre sombre, certes, est à des
années lumières d’une certaine tradition française qui, de Thill à Alagna en
passant par Vanzo, privilégie la lumière aux ténèbres. Mais la présence
pudique, la précision du chant et de la diction, la sensibilité et la
maîtrise musicales, sont tout simplement sidérantes. Charlotte tombe
aussi sans un pli sur les épaules de Sophie Koch, une de nos plus grandes
artistes, scandaleusement absente de l’Opéra de Paris ces dernières années.
Le personnage est jeune, spontané, les moyens vocaux généreux et en parfaite
adéquation, que ce soit dans l’abandon des lettres ou la ferveur d’une
prière enflammée. Remarquable Albert de Ludovic Tézier, tout d’une pièce,
d’une brutalité contenue et effrayante. Sophie idéale d’Anne-Catherine
Gillet, Bailli anthologique d’Alain Vernhes, impeccables Schmidt et Johann
de Andreas Jäggi et Christian Tréguier.
Au pupitre, on retrouve un grand spécialiste de l’ouvrage, Michel Plasson,
qui, aussi incroyable que cela puisse paraître, fait ce soir ses débuts dans
la fosse de Bastille. On craint d’abord que cette réhabilitation n’arrive un
peu tard. A force de lenteur, l’ouverture se décompose, l’insouciance des
premières scènes sombre dans le chloroforme, et les chanteurs ont souvent un
temps d’avance. Mais à partir de l’acte II, comme le drame se tend, ce geste
mesuré prend peu à peu son sens. La langueur des tempos, les teintes
automnales, la mélancolie des phrasés créent un climat d’une poésie
étreignante qui donne à la partition l’allure d’une délicate marche funèbre,
d’un chemin de croix sur lequel le destin fait peser son irrémédiable
menace. Peu d’éclat, certes, mais une intériorité supérieure. La tristesse
du prélude de l’acte IV, et de tout ce qui suit, est à pleurer. Le public ne
s’y trompe pas, réservant un triomphe à ce maître qui nous a tant donné.
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