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Le monde, 20.12.2019 |
Marie-Aude Roux |
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La Vienne douce-amère
de Jonas Kaufmann
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Le
grand ténor allemand sort un disque consacré à l’opérette viennoise,
programme qu’il donnera en récital en janvier à Paris
La grande
salle du Konzerthaus de Vienne peine à contenir le public vrombissant
venu acclamer la star Jonas Kaufmann. L’effervescence est palpable en ce
14 octobre : le ténor allemand se produit en effet dans un répertoire
qui parle au coeur autochtone, celui de l’opérette viennoise dont il
vient d’enregistrer pour Sony Classical un album sobrement intitulé
Wien. Un hommage aux compositeurs qui célébrèrent la capitale
autrichienne, des succès planétaires de Johann Strauss et Franz Lehar
aux plus géocentriques Emmerich Kalman et Georg Kreisler, en passant par
Robert Stolz, Jaromir Weinberger, Hans May ou Ralph Benatzky.
Le
chanteur est accompagné par le PKF Prague Philharmonia sous la baguette
de Jochen Rieder. La soirée alternera sans discontinuer pièces
symphoniques et airs d’opérette, recueillant à chaque fois son content
d’applaudissements. Comme sur le disque, Jonas Kaufmann chante en
duo avec sa partenaire magnifique, la soprano Rachel
WillisSorensen, une stature wagnérienne doublée d’une voix
d’airain aux aigus souverains. La jeune femme a chanté Rosalinde en
2018 dans la production télévisée de La Chauve-Souris proposée fin
décembre par l’Opéra de Dresde pour les fêtes de fin d’année. A
ses côtés, l’Eisenstein de Jonas Kaufmann. Le célèbre « Lippen
schweigen »(« Heures exquises ») de La Veuve joyeuse, qui suit le
sentimental Vilja Lied (la fameuse « Chanson de Vilja »), est
idéalement modelé. L’Américaine a hystérisé la salle que comble la
langoureuse déclaration d’amour du Wien, Du Stadt meiner Träume («
Vienne, toi ville de mes rêves ») de Rudolf Sieczynski par
Kaufmann.
Virus de la valse
L’opérette viennoise
seraitelle l’apanage des débuts de carrière puis des gloires au
sommet ? Devenu l’un des hôtes de marque de la capitale
autrichienne depuis le milieu des années 2000, il se produit
régulièrement en récital avec piano ou avec orchestre au
Konzerthaus, et sur la scène lyrique du Wiener Staatsoper (de 2006
à 2018, La Flûte enchantée, Manon, Werther, Faust, Parsifal,
Tosca, Andrea Chénier). Mais Jonas Kaufmann a débuté dans un petit
rôle en 1997. C’était au Volksoper, l’opéra populaire. Il était
simplement Alfred dans Die Fledermaus (La Chauve-Souris) de
Franz Lehar. Quatre ans auparavant, en décembre 1993, c’est à
Ratisbonne que le jeune chanteur encore inconnu avait incarné 36 fois
Caramello, le barbier amoureux d’une marchande de poissons d’Eine
Nacht in Venedig (Une nuit à Venise) de Johann Strauss fils.
Il faudra attendre 2014 pour qu’un premier enregistrement consacré
au Berlin des années 1930, Du bist die Welt für mich (« Tu es le
monde pour moi »), inscrive le ténor munichois dans le sillage des
Rudolf Schock, Nicolai Gedda, Fritz Wunderlich ou Hermann Prey,
lesquels donnèrent ses lettres de noblesse à un genre né à la
croisée des XIXe et XXe siècles tandis que celuici leur assurait
en retour l’audience du plus grand nombre. Jonas Kaufmann est
désormais une star. Mais ce n’est qu’après un détour
discographique par l’Italie en 2016 avec Dolce Vita (un florilège
de chansons napolitaines, de musiques de film et de variété) qu’il
effectuera son retour sur la scène de l’opérette en 2018. Un
retour au Semperoper de Dresde, qui a fait figure d’événement et
dont témoigne une captation toujours disponible en replay sur
Medici.fr.
Le virus de la valse a atteint Jonas Kaufmann sur
les hauteurs du Tyrol, où ses grandsparents avaient une ferme. «
J’y passais mes vacances. Ma grandmère adorait la valse. On
regardait des opérettes en noir et blanc à la télévision et on
chantait. C’est comme cela que je me suis familiarisé avec le
dialecte viennois », racontera le chanteur au lendemain du
récital, lors de la conférence de presse organisée pour la sortie
de son disque. Le « Wiener Dialekt » ? Des tournures idiomatiques
et des intonations, une façon particulière de prononcer l’allemand
dont il maîtrise la coloration « Altwiener », ainsi que le
reconnaissent les critiques autrichiens.
Pour cette musique
qu’il pratique et aime depuis l’enfance, le chanteur a sélectionné
une petite vingtaine d’airs et l’orchestre le mieux armé pour les
sublimer, le somptueux Wiener Philharmoniker sous la direction du
chef hongrois Ivan Fischer, dont la baguette semble avoir pris le
coup du fameux « rubato » viennois. Le ténor balaie d’un revers de
main l’idée que ce répertoire léger, souvent décrié et pourtant
interprété par les plus grands, réclame moins de soin que celui de
l’opéra. « Le charme d’une voix ne suffit pas », se récrie-t-il.
Il faut aussi une excellente technique vocale et une prosodie
raffinée pour rendre pleine justice à ces petits bijoux polis dans
un sentimentalisme douxamer. Kaufmann insiste sur les qualités
quasi schubertiennes de cette musique. « Pour moi, il n’y a pas de
différence entre l’opérette et les grands cycles de lieder. Je leur
apporte la même exigence d’intelligibilité et d’expression »,
affirmetil. Ainsi Wien, du Stadt meiner Träume (« Vienne, ville de
mes rêves, ville unique ») de Rudolf Sieczynski, traité non dans
l’esprit festif et superficiel d’une salle de al mais comme un
véritable récit dramaturgique. Une peinture subtile partagée par
un orchestre gémellaire, qui enveloppe les chanteurs, les enlace,
et les conduit sans les serrer, tel un excellent valseur.
Accents populaires
Mais Jonas Kaufmann sait aussi conserver sa
puissance de feu opératique dans Lehar et Strauss, notamment
lorsqu’il est rejoint par sa partenaire Rachel WillisSorensen.
Leur duo distille une chimie sensuelle qui érotise la discussion
du couple sur les mérites du libertinage dans Wiener Blut (« Sang
viennois »), encanaille le quiproquo à connotation coquine du « duo
de la montre » dans La ChauveSouris, Dieser Anstand, so
manierlich (« Ce maintien si distingué »). Entre hédonisme et
ironie, le chanteur sait aussi adopter des accents plus populaires,
passant en mode brasserie pour le copieux Heut’ist der schönste
Tag in meinem Leben (« Aujourd’hui est le plus beau jour de ma vie
») d’Hans May, ou la petite vignette d’Hermann Leopoldi, In einem
kleinen Café in Hernals (« Dans un petit café à Hernals »), lieu
privilégié des amoureux dans le 17e arrondissement de Vienne.
Kaufmann aurait pu se contenter de surfer sur la Vienne de carte
postale, ville éternelle de la valse, des Schnitzel et de la
Sachertorte. Mais son programme convoque aussi des zones plus
sombres. Commencé dans l’insouciance avec la ballade de Wilhelm
Sterk, Wien wird bei Nacht erst schön (« Vienne ne dévoile sa
beauté que la nuit »), catalogue de clichés – les femmes, les
fleurs, l’amour, les violons –, le voyage danubien s’achève sur
une note plus tragique, que préfigure le rare Zwei Märchenaugen («
Deux contes de fées ») extrait de La Princesse de cirque de
Kalman, dans lequel un clown au coeur brisé maudit son sort funeste.
C’est en effet le satirique Der Tod, das muss ein Wiener sein («
La mort, ça doit être un Viennois, tout comme l’amour est une
Française ») de Georg Kreisler, qui clôt le récital. Un épilogue
qu’accompagne le jeu sarcastique du piano de Michael Rot.
Kreisler, comme le compositeur Hans May, dut quitter Vienne au
moment de l’Anschluss, en 1938. Prendre la citoyenneté américaine
en 1943. Sa chanson est une danse de mort moderne, qui invite les
coquettes Mitzi, Fritzi et Léopoldine et leurs amoureux à mourir
dans les bras de la valse. Ce visage contrasté de l’histoire,
Jonas Kaufmann en portera le flambeau lors d’une tournée
européenne début 2020. Le récital au Théâtre des ChampsElysées, à
Paris, est prévu le 20 janvier 2020, avant l’Opéra Bastille, qui
accueillera à nouveau son Siegmund dans La Walkyrie, mis en scène
du 5 au 27 mai par Calixto Bieito dans le cadre d’un très attendu
nouveau « Ring » wagnérien.
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