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Le Temps, 9 mars 2013 |
Julian Sykes |
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Jonas Kaufmann dans la peau de Wagner
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A 43 ans, le ténor allemand est au sommet de ses moyens dans des extraits d’opéras et les «Wesendonck Lieder» chantés par voix d’homme. Un album d’ores et déjà historique
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Wagner a trouvé son serviteur. Il s’appelle Jonas Kaufmann, ténor allemand
au physique avantageux – même si l’essentiel n’est pas là. La voix devient
toujours plus corsée et cuivrée. Elle revêt des couleurs barytonales dans le
bas médium idéales pour Wagner, tout en étant incroyablement souple et
ductile. Accompagné par Donald Runnicles et l’Orchestre de l’Opéra allemand
de Berlin, le ténor sort un nouvel album pour le bicentenaire de la
naissance de Wagner. On y trouve des extraits d’opéras et les Wesendonck
Lieder , chantés par un homme au lieu d’une femme.
Pari réussi: Jonas
Kaufmann trouve les inflexions et le juste dosage de puissance pour rendre à
ces lieder leur envoûtement. Si Wagner avait destiné le cycle à une voix de
femme, «le texte ne comporte aucune référence au sexe du «narrateur», comme
l’explique le ténor dans la notice du CD. La version orchestrée par Felix
Mottl, la plus connue, se pare d’une couleur mélancolique et subtilement
entêtante avec Jonas Kaufmann. Un Liedersänger est à l’œuvre, capable de la
plus grande vulnérabilité dans les passages où le texte évoque le besoin
d’échapper à la roue du temps et à la tyrannie du désir («Stehe still!», «Im
Treibhaus»). Mais le ténor sait aussi gonfler sa voix quand il faut, passant
des éclats les plus saillants, dans une couleur sombre, à une douceur
incroyablement cajoleuse.
Jonas Kaufmann émeut par son mélange de
vaillance et de candeur. Cet alliage, si délicat à réaliser, caractérise
l’essence des héros wagnériens amenés à mûrir – de l’enfance à l’âge adulte
– au fil d’une initiation souvent douloureuse. Dans le monologue de l’épée,
tiré de La Walkyrie, la voix revêt une couleur qui rappelle celle de Ramón
Vinay dans l’enregistrement live à Bayreuth, en 1955, sous la baguette de
Keilberth (Testament). Mais comme tout grand interprète, Jonas Kaufmann a sa
propre manière de phraser Wagner. Il décoche des «Wälse» d’une puissance
stupéfiante, peut-être les plus longs de l’histoire du disque depuis les
fameux enregistrements live de Melchior au Met de New York. Le souffle est
fébrile, aux limites d’une tension vocale, mais c’est incroyablement
grisant! A l’opposé, ces «Murmures de la forêt» tirés du deuxième acte de
Siegfried émeuvent par leur finesse et la délicate palette de nuances (on
apprécie les bois évocateurs de l’orchestre de Runnicles). Après une Prière
de Rienzi d’un lyrisme splendidement italianisant vient peut-être le sommet
du disque: «Le récit de Rome», extrait de Tannhäuser.
Ce rôle, que
Kaufmann n’a jamais chanté à la scène, lui va comme un gant. Le ténor
parvient à faire croître progressivement la tension, en modelant toujours le
souffle, pénétrant avec une rare acuité la psychologie du chevalier-poète,
terrassé par le rejet du pape à Rome. Le baryton-basse Markus Brück, en
Wolfram, tient très bien la réplique. Enfin, on savourera le court «Am
stillen Herd» des Maîtres chanteurs et surtout «Im fernen Land» de
Lohengrin. Kaufmann a déjà enregistré ce récit du Graal avec Abbado sur
l’album Sehnsucht, mais il l’offre dans sa version originale, en deux
strophes, plus longue. Ici, les lignes se font planes, plus éthérées, mais
vécues pareillement avec les tripes.
Donald Runnicles accompagne avec
précision et justesse le ténor dans ces pérégrinations de l’âme. Les cordes
de l’Orchestre de l’Opéra allemand de Berlin pourraient être plus
frémissantes encore, plus soyeuses, mais on apprécie l’absence de lourdeur.
Le chef comme les musiciens semblent portés par la voix de Kaufmann
(notamment dans «Le récit de Rome»). Evidemment, rien ne vaut une prestation
live du ténor, comme celle qu’il a livrée la semaine dernière dans une
retransmission du splendide Parsifal de François Girard, au Met de New York.
Mais ce disque vibre d’une aura très personnelle – d’ores et déjà un album
historique.
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