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Forum Opera, 09/11/13 |
par Julien Marion |
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Des regrets et des promesses
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Ça
commence plutôt mal : « La donna è mobile », incipit de l’album, est bien
poussif, et pâtit d’une émission forcée, sans rien de léger ou de narquois,
plombé qui plus est par un accompagnement pachydermique (on y reviendra). On
est alors pris de sueurs froides : le ténor star du moment, se serait-il
fourvoyé avec cet album Verdi, annoncé à grands renforts de réclame comme un
des événements de la rentrée discographique, et destiné à marquer, en cette
année bicentenaire, les débuts de sa collaboration avec Sony Classical ?
La plage suivante fort heureusement nous rassure. Mieux : elle nous
transporte, avec un « Celeste Aïda » de toute beauté, digne des meilleurs.
Le timbre mélancolique et viril de Jonas Kaufmann, reconnaissable entre
tous, convient à merveille au caractère onirique de cette page, sa puissance
d’airain, son sens inné de la ligne forcent l’admiration, jusque dans un
diminuendo final renversant, tel qu’on n’en avait plus entendu depuis
longtemps : une magistrale leçon de gestion du souffle !
Ces deux
premières impressions résument finalement assez bien le jugement qu’au final
on porte sur cet album. Pour dire les choses autrement : à travers ce
témoignage verdien, Jonas Kaufmann referme certaines portes, de manière a
priori définitive, et il en ouvre d’autres qui laissent deviner des
merveilles.
On a eu l’occasion de souligner récemment, à l’occasion
de la parution d’un best of par son précédent éditeur que la voix de Jonas
Kaufmann évoluait dans une direction qui l’éloignait d’un certain
répertoire, notamment italien. Cela se vérifie dans ce récital. Sans
surprise, les rôles de la maturité (Don Carlo, Radamès, Adorno, Alvaro) lui
conviennent désormais bien mieux que ceux des années de galère. Question de
vocalité, de style, mais aussi de tempérament. Pour dédouaner l'immense
artiste qu’est Jonas Kaufmann (et blâmer, par la même occasion, le
producteur du disque), on rappellera qu’aucun ténor, pas même les plus
authentiquement « verdiens » (Schipa, Pertile, Bergonzi, etc.), n’a su
rendre justice à l’incroyable diversité des rôles de ténor verdien, en étant
aussi incontestable en Duc qu’en Radamès, en Macduff qu’en Otello. C’est
donc, d’une certaine manière, le principe même d’un tel récital qui pose
question : au-delà du désir sincère de rendre hommage à l’un des plus grands
compositeurs lyriques de l’histoire moderne, quelle logique artistique
y-a-t-il à vouloir mêler des airs écrits sur plus de quatre décennies,
faisant appel à des types de voix ayant, hormis la tessiture, bien peu de
choses en commun ?
S’agissant de Jonas Kaufmann, il est désormais
évident que sa voix est devenue trop grande et puissante (on n’a pas écrit «
lourde » !) pour la vocalité belcantiste. Kaufmann est bel et bien devenu un
ténor héroïque : ses Ducs de Mantoue et Alfredo de La Traviata appartiennent
définitivement au passé. On le vérifiera ici, par exemple, dans « Di quella
pira », dont les doubles croches sont systématiquement gommées. A
s’aventurer dans un répertoire dont il n’a désormais plus la voix, Kaufmann
en vient même parfois, de manière fugace, à se mettre en danger : on
relèvera ainsi une tendance à détimbrer et à blanchir la voix dans les
passages pianissimo (« Ah ! si, ben mio »). De même, certains aigus forte
sont parfois pris un peu haut (comme, par exemple, dans « O inferno » au
début de l’air d'Adorno). Doit-on pour autant balayer d’un revers de main
les airs de Macbeth, I Masniaderi, Luisa Miller ou du Bal masqué ?
Certainement pas. Le sens inné de la ligne et de la cantilène, la maîtrise
souveraine du souffle (la mezza vocce de « Quando le sere nel placido » est
d’anthologie), l’intelligence des mots (quelle prononciation !) y font
merveille et dispensent à l’auditeur autrement plus de satisfactions que ne
peuvent le faire d’autres chanteurs pourtant plus « typiquement » italiens.
On saluera par ailleurs une bienvenue rigueur dans l’expression, vierge de
tout affect et de toute surcharge. On a salué le prodigieux diminuendo à la
fin de l’air de Radamès, celui que Verdi a écrit et que pourtant si peu
savent tenir. De même, dans « Di tu si fedele », Kaufmann suit
scrupuleusement le quasi double saut d’octave descendant sur « irati » et «
forze » : même Bergonzi l’escamotait !
Si on a pu émettre quelques
réserves sur certains airs qui composent ce récital, c’est par respect pour
cette probité artistique que Jonas Kaufmann sait, par ailleurs, si bien
défendre. C’est surtout pour mieux souligner la prestation irrésistible
qu’il livre dans les airs de lirico spinto, dont l’écriture est idéalement
appariée à sa voix (ses prises de rôle annoncées en Manrico et Alvaro ne
manqueront pas de le confirmer). Sa prestation en Don Carlo a été largement
saluée lors de la récente retransmission salzbourgeoise : on en trouve ici
la confirmation, dans la scène du II avec Posa. De même, on n’aura que
louanges pour ses incarnations de Gabriele Adorno, emporté, irrésistible
dans le récitatif, superbe dans l’air, et d'Alvaro, écrasé par le poids de
sa souffrance, suprêmement émouvant.
Puis arrivent les deux airs
d'Otello, que l’on reçoit comme des coups de poing dans le plexus. Jonas
Kaufmann en livre une interprétation stupéfiante, renversante, d’un impact
quasi physique, qui laisse chancelant. On n’hésite pas à l’écrire : Kaufmann
se situe ici au niveau des plus grands, dans ce « rôle des rôles » du
répertoire de ténor italien. On est transporté par cette alliance unique et
si subtile de puissance et de fragilité, servie par un timbre de bronze, et
comme décuplée par une absolue probité stylistique (aucun sanglot, aucun
dérapage expressionniste: rien que les notes écrites par Verdi!). On pense
immédiatement à Jon Vickers, évidemment, mais avec une couleur plus sombre,
mais aussi à... Lauritz Melchior. C’est dire à quels sommets on situe ces 11
minutes qui, à elles seules, rendent obligatoire l’acquisition de cet album.
En attendant une prise de rôle annoncée par Kaufmann lui-même comme devant
intervenir dans deux ou trois ans (voir brève du 3 septembre dernier), ces
deux extraits constituent une immense et magnifique promesse dont on espère
avec ferveur qu’elle sera tenue.
Il faudra pour cela que Jonas
Kaufmann dispose de partenaires qui soient à sa hauteur. Ce n’est hélas pas
le cas dans cet album, à l’exception notable de Franco Vassalo, plus que
convenable en Posa et en Iago. Les autres comprimarii se situent plusieurs
crans en dessous. Pire : l’accompagnement de l’orchestre de l’opéra de Parme
est indigent, plombé par une direction tour à tour lymphatique et prosaïque,
souvent désespérante (on pourrait multiplier les exemples : l’air d’Adorno,
les traits de violoncelle au début de la scène de Don Carlo, presque
comiques, ou alors, toujours dans la scène de Don Carlo, la fanfare supposée
illustrer le passage du cortège royal, digne d’un bastringue de fête
foraine). Sony Classical n’avait rien de mieux à offrir à sa nouvelle et
prestigieuse recrue ? Un tel joyaux méritait assurément un plus bel écrin.
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