Classique News, 20 avril 2023
Par Camille De Joyeuse
 
CRITIQUE CD. PUCCINI : Turandot. Radvanovsky, Kaufmann, Pertusi… Antonio Pappano
 
D’emblée la direction d’Antonio Pappano sonne contrastée, parfois dure, plus expressive voire expressionniste que riche en épanchement ou suggestion poétique – dommage car le trouble habite la princesse chinoise : … de vierge (f)rigide et hautaine, à mortelle adoucie qui s’éveille à l’amour ; même les évocations climatiques et d’ambiance, comme l’aurore qui pointe au III, manquent de profondeur ou d’ivresse comme l’atteste l’écriture musicale et ses formidables alliages de timbres et de couleurs…

PAPPANO chez PUCCINI :
une direction trop volcanique ?
Pourtant on ne saurait lui retirer des effets d’accents à l’orchestre, même si de fait, cela semble exacerbé ou le fruit d’un geste réducteur qui surligne l’opposition et les confrontations des situations, moins la métamorphose qui s’accomplit … dommage car le chef livrait ainsi son dernier grand opéra orchestral avant de laisser la direction de l’orchestre cécilien à Daniel Harding.
L’enregistrement réalisé à Rome en 2022, s’impose cependant par ses outrances, ses déflagrations assumées (les tutti sont éruptifs) ; il convainc par cette force, cette puissance souvent âpre de la masse orchestrale, plus diamant brut que forge instrumentale superbement détaillée (comme chez Karajan). Pappano restitue la version originale de Franco Alfano qui écrit les 2 dernières scènes en 1926 (après la mort de Puccini), validées / dictées en réalité par Toscanini. Puccini a en effet laissé inachevé son ultime ouvrage, après la déploration de Liù, dans le choeur qui déplore le suicide de cette dernière.

Le résultat est intéressant mais parfois semble décousu comme un assemblage heurtée ou pompier (reprise boursouflée de l’air « Nessun dorma » pour le chœur final). Avouons préférer de loin la version plus psychologiquement fluide et crédible de Luciano Berio de 2001, reprenant scrupuleusement esquisses et manuscrits laissés par Puccini. Pas sûr que la version Pappano 2022 s’impose naturellement vis à vis des (nombreuses) autres ; mais au moins elle marque tel un avant signal opportun, le centenaire Puccini en 2024.

Rappelons que la couleur introspective est souvent gommée chez Puccini au profit des effets que permet son orchestre saisissant – vrai bain expérimental ; Berio semble mieux inspiré et plus juste en réduisant au minimum la part de réécriture, en instillant aussi sa propre interprétation des indications de Puccini (« poi tristano », probable référence au Tristan de Wagner) ; Berio a subtilement intégré ainsi l’accord de Tristan, tout en inscrivant Turandot de Puccini dans le contexte musical de son époque, au début XXè (avec présence des couleurs mahlériennes – 7ème symphonie-, ou du Schönberg des Gurrelieder…). Autant d’apports d’un travail de fond qui explique la parure orchestrale de premier plan d’un Puccini lui aussi défricheur et créatif visionnaire, dont la texture nous semble ici un rien réduite par un Pappano aux contrastes surchauffés.

Dans ce travail strictement théâtral et spectaculaire, se distingue aussi le choeur, présent / agissant (dirigé par Piero Monti). Les stars vocales affichées tiennent leur promesse, surtout la Turandot de Sondra Radvanovsky, entité féminine, altière, très aristo et d’une dignité suprême et mûre ; la diva n’a plus l’âge de la princesse blessée / indignée – plutôt très remontée contre la gent masculine : mais quels aigus irradiés, quelle intensité foudroyée : voilà un cœur sacrifié qui dans sa haine affichée est aussi meurtri et fragile ; hélas, Jonas Kaufman ternit vocalement son personnage : son Calaf, prince mystérieux, cet étranger par lequel s’accomplit le grand miracle de l’amour, s’il ne manque pas d’éclat et de vaillance, on regrette souvent un chant en surtension continuelle ; le timbre déploie cette raucité fauve qui se connecte souvent mal avec la princesse, sujet de toutes ses attentions sur le papier (« Nessun dorma » devient ici un air isolé, plus crépusculaire qu’enivré de désir et de conquête).

Même enthousiasme mesuré pour les autres rôles qui nécessitent pourtant une éloquence mieux aboutie, subtile, précise : le temps des répétitions a-t-il manqué ? Mais parfois il ne suffit pas de réunir un cast de luxe pour atteindre à l’éblouissement. S’agissant de Turandot, il faut un engagement calibré, nuancé, pour retrouver l’étoffe des rôles d’une profondeur qui peine ici à faire surface ; cette finesse à peine affleurée signe une lecture expressionniste, avare en nuances ; hélas trop dure pour incarner la transformation générale qui fait passer d’une Chine sanguinaire et barbare à cette apologie humaine, amoureuse, collectivement réparée qui surgit grâce au prince étranger Calaf en fin d’action.



 
 






 
 
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