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Avant Scène Opera, le 13/03/2023 |
par Pierre Flinois |
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Turandot - Révérence
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Très
encombrée, la discographie de Turandot, mais pas si riche
d’éblouissements. Sans remonter aux historiques Eva Turner, magistrale,
Inge Bork ou Maria Callas, fascinantes, à Birgit Nilsson bien sûr,
airain glacé incontournable aux années 1960, on ne trouvera pas au
disque de version absolue depuis celle de Zubin Mehta, voici… 50 ans !
Des équilibres orchestraux inouïs pour l’époque, un art du chant
miraculeux par rapport à aujourd’hui (Pavarotti, Sutherland, Caballé,
Ghiaurov, Pears, excusez du peu ! Une référence.)
Depuis, nombre
de lives et quelques rares versions de studio ont offert un paysage
sonore décevant, sinon stérile, faute d’immenses Princesses – que de
hurleuses –, d’équipes royales et cohérentes et de chefs capable
d’emporter la montée finale de l’acte I comme Karajan, dont la Princesse
de Ricciarelli disqualifie à jamais l’enregistrement. Et voici que
Warner, plutôt avare d’intégrales autres que baroques, se lance dans un
Turandot comme on en faisait autrefois, rassemblant des noms qui sont
autant d’atouts. Avec les échos transcendants du concert romain qui a
suivi les séances d’enregistrement fin de l’hiver 2022, on s’y jette, un
peu inquiet – sera-t-on déçu ? – un peu confiant car ces noms sont le
panthéon d’aujourd’hui quand même !
Premier constat, immédiat, la
magnificence de l’orchestre et tout autant des chœurs romains :
formations de tout premier plan dans leur répertoire naturel, mais sans
le laisser aller de la tradition, avec l’avantage du studio
d’enregistrement par rapport à la scène pour aller fouiller dans leur
masse sonore. C’est incomparable. Au-delà, Pappano réussit une gageure :
sa direction est assez lente, très lente parfois, comme à l’écoute de
ces instruments, pour les laisser séduire, en exprimant leur art, leur
nature, pour leur faire échanger avec les solistes comme il convient
pour que s’impose l’impression de communauté indispensable à la réussite
d’un ensemble et non au seul accompagnement de stars. Mais sa lenteur ne
signifie pas ici statisme, au contraire, tant elle respire. La battue
accentue les contrastes, de sonorités, de forte/piano, de fascinantes
retenues suspendues face à des plénitudes envahissantes, et se met en
parallèle à l’écoute permanente des solistes, Pappano n’étant pas pour
rien un vrai chef d’opéra.
Les solistes, si bien servis, sont
tellement en osmose qu’ils n’ont pas de peine à s’exprimer à leur
meilleur et comme une équipe formidable, malgré quelques très relatives
faiblesses. Bien entendu, on pourra détester le Calaf de Jonas Kaufmann
qui n’a pas l’italianité du timbre, la chaleur solaire, la clarté
attendue (et heureusement pas les comportements nocifs qui
l’accompagnent trop souvent, portamenti et autres coups de gueule trop
répandus dans la discographie d’une œuvre qui n’a rien de vériste). Oui,
le timbre est assombri à l’excès, volontairement mâle, mais profondément
expressif ainsi, par son côté nocturne même (la perfection pour l’acte
III, un rien maniéré cependant dans « Nessun dorma » ! Et la quinte
aigue est tout simplement magnifique (éclat, sureté, stabilité,
allègements) comme la leçon de chant, les tenues, les murmures, le
style, la pénétration du sens des mots. Qui a chanté la réponse si
délicate au premier air de Liu avec cette tendresse, cette poésie, cet
intimisme, tout en lançant aussitôt après les décibels indispensables
pour s’imposer face à la masse sonore qui l’entoure dans les grands
ensembles ?
Face à lui, Sondra Radvanovsky, inattendue dans ce
rôle, est une somptueuse Princesse. La fine belcantiste qu’elle est
devenue colore les lignes comme rarement, porte son chant à l’évidence
d’un bout à l’autre avec une élégance, un raffinement et une puissance
désormais considérable, mais capable de toutes les douceurs aussi.
Ainsi, l’air des Enigmes, magistralement distillé entre proclamation et
confidence, montre qu’elle n’est pas tout d’un bloc, sidérant, façon
Nilsson, mais sait exprimer dès sa défaite une sensibilité juvénile,
apeurée, un début d’évolution, bien rare ici. De fait, le personnage
vit, captive, se laisse imaginer.
Ermonela Jaho fait montre
aujourd’hui d’un art consommé pour cacher que sa voix est un peu moins
parfaite que naguère. Rien dans sa Liu ne le laisse entendre et
l’incarnation, classique, émue, reste sans défaut, diablement
séduisante. Michele Pertusi ne peut en revanche masquer l’automne avancé
de sa voix. Mais il en use avec soin, composant un Timur âgé d’autant
plus prenant, même si l’émotion reste absente de son « Delitto orrendo »
! Les trois ministres sont parfaits, bien appariés, bien contrastés, et
totalement investis dans leur rôle de commentateurs de comédie, qui fait
du début de l’acte II un moment délicieux, parcouru de petites
miniatures impressionnistes que Pappano se plait à susciter. Avec un
Michael Spyres inattendu en Altoum, dont il contrefait avec génie la
fatigue naturelle à un vieillard, avec l’éclat noble du Mandarin de
Michael Mofidian, on dispose ici d’une version de Turandot à mettre au
rang des grandes réussites de la discographie, sans qu’elle porte ombre
à la version Mehta, inégalée.
On ne peut s’arrêter là,
cependant, car il s’agit aussi ici de la première intégrale de studio
s’achevant sur le final composé par Franco Alfano, en version originale
complète, alors qu’il est usuellement utilisé en compression selon les
volontés de Toscanini qui l’avait supprimé le soir de la création en
1926, puis dirigé en version « raccourcie », repris en cela par
l’immense majorité des chefs. Un enregistrement dû à John Mauceri,
Joséphine Barstow et Landio Bartolini plus informatif que vraiment
convainquant, une intégrale vidéo peu amène, ont pu en donner une idée
exacte, sans vraiment convaincre. Allongeant par son choix son
enregistrement de quelques dix minutes, Pappano lui donne comme une
pleine justification.
Si on s’est beaucoup répandu depuis un
siècle sur la relative faiblesse du travail d’Alfano par rapport à celui
de son maître, c’est qu’en fait la version courte l’accentue, en faisant
disparaître l’ampleur du discours, ses paliers, ses respirations
poétiques, son atmosphère. La version originale est d’abord bien plus
logique : l’évolution de Turandot y est moins abrupte, le piège de
l’amour se renfermant sur elle, en elle, peu à peu, tandis que la
version traditionnelle fait de la Princesse à l’instant du baiser une
Isolde qui aurait soudain bu le philtre et découvert l’amour d’un trait.
Alors que la progression psychologique du duo complet est d’une autre
finesse, et n’est pas sans qualités dramatiques. Toscanini le voulait
fort, immédiat, expéditif ; ce faisant, il en excluait progression,
humanité, détresse, dialogue et conviction, tout ce qui fait le prix de
ces minutes où Radvanovsky plus encore que Kaufmann se montre magnifique
de chant, intense d’expression où la féminité fait vite son apparition.
De plus, musicalement, même si le style d’Alfano n’est pas celui de
Puccini, si la rupture reste une évidence, sa version rétablit
l’équilibre de l’acte et inscrit soudain l’œuvre dans son temps, ce que
ne pouvait faire celle de Berio : on y entend du Schreker, du Strauss
(chez Puccini aussi, au-delà de son exotisme fascinant) et toute une
époque de transition qu’on a appris à aimer depuis et qui traverse
l’ensemble.
Voilà donc une autre Turandot, autre par rapport à
nos habitudes, assurément, et admirablement servie. On y retournera
souvent pour rêver de ce « poi Tristano » écrit par Puccini au bas de
ses esquisses, et qui restera toujours un impossible mystère, mais moins
insondable désormais.
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