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Premiere Loge, 10 mars 2023 |
par François Desbouvries |
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CD – Antonio Pappano dirige TURANDOT
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Les
enregistrements discographiques d’intégrales d’opéras sont devenus trop
rares pour ne pas se précipiter sur cette nouvelle version de Turandot,
d’autant que pour l’occasion Warner a mis les petits plats dans les
grands, avec une distribution réunissant certains noms parmi les plus
célèbres du moment. L’enregistrement a été réalisé à l’occasion d’un
concert qui avait créé l’événement à Rome il y a un an, non seulement en
raison de la qualité de la distribution réunie, mais aussi parce que le
finale retenu est le premier composé par Alfano : n’ayant pas retenu
l’approbation de Toscanini, Alfano avait dû revoir sa copie et c’est
dorénavant la seconde version qui est jouée sur quasi toutes les scènes
du monde. Cette première version, pourtant, plus étoffée, n’est pas sans
atouts : elle permet à Turandot d’accepter avec plus de naturel et de
vraisemblance le sentiment amoureux qui la gagne, et apporte par
ailleurs une conclusion particulièrement éclatante à l’œuvre.
Tout excitante qu’elle soit, la distribution n’est pourtant pas la
raison première de notre admiration pour cette nouvelle version de
l’ultime chef-d’œuvre de Puccini : c’est avant tout la direction
d’Antonio Pappano – dont les affinités avec l’univers puccinien sont
bien connues – qui séduit, à la tête d’un orchestre et des chœurs de
l’Accademia Nazionale di Santa Cecilia de Rome en forme superlative.
Elle se révèle éblouissante par son sens du coloris, grandiose dans les
scènes de foule, saisissante dans la mise œuvre d’oppositions savamment
calculées : écoutez l’impressionnant contraste, au premier acte, entre
la sauvagerie du chœur « Ungi, arrota », et l’intense poésie d’un «
Perché tarda la luna ? » dont les sortilèges orchestraux auront rarement
été révélés avec autant de puissance. La direction de Pappano, pourtant,
ne cède nullement au piège du pur hédonisme en ceci qu’elle ne perd
jamais de vue la progression dramatique, avec, au-delà des pauses
ménagées par le compositeur et ses librettistes (le trio Ping, Pang,
Pang, le chœur qui ouvre l’acte III), une avancée constante et
implacable de l’action. Heureux Londoniens qui, ce soir même, pourront
apprécier la lecture de Pappano en live, à Covent Garden (avec Anna
Pirozzi dans le rôle-titre) !
La simple lecture des noms des
seconds rôles (Michele Pertusi en Timur, Mattia Olivieri en Ping,
Michael Spyres en Altoum) suffit à se convaincre du soin extrême dont la
distribution a fait l’objet. Dans ses courtes interventions, Michael
Mofidian parvient à attirer l’attention de l’auditeur, par sa voix au
grain superbe et une ligne de chant pleine de noblesse. Mais c’est bien
sûr le trio Turandot/Calaf/Liù qui retient toute l’attention du
mélomane. Les deux sopranos, notamment, suscitent la curiosité avant
même l’écoute du CD : Sondra Radvanovsky et Ermonela Jaho sont deux
artistes absolument bouleversantes sur scène. La première est la seule,
à notre connaissance, à qui le public parisien ait demandé de bisser non
pas un air de bravoure, mais le « D’amor sull’ali rosee » du Trovatore.
Quant à la soprano albanaise, elle est l’une des rares à avoir suscité,
à l’Opéra Bastille, des standing ovations à l’issue de ses Traviata ou
Butterfly. Pourtant – et le reconnaître n’est pas faire injure à ces
deux grandes artistes que nous aimons tout particulièrement –, leurs
voix ne comptent peut-être pas parmi les plus belles du moment, ni, sans
doute, les plus phonogéniques : c’est sans doute leur maîtrise technique
(celle de Sondra Radvanovsky est époustouflante) et surtout l’émotion
qui émane de leurs interprétations sur le vif qui marquent avant tout le
spectateur. L’art de ces deux « bêtes de scène » allait-il se laisser
apprivoiser par les micros de Warner ?…
Sondra Radvanovsky compte
parmi les quelques chanteuses qui excellent aujourd’hui dans le
répertoire belcantiste sérieux : outre Norma, Elisabetta de Roberto
Devereux est un de ses grands succès ; et son spectacle (et CD) consacré
aux reines donizettiennes a reçu un très bon accueil du public et de la
critique. Elle s’aventure cependant parfois en-deça de ce répertoire
(Médée de Cherubini), et fréquemment très au-delà, avec de nombreuses
incursions dans le répertoire italien plus tardif (Tosca, Amelia du
Ballo in maschera, Madeleine de Coigny, Aida,…) : elle est en cela l’une
des rares dive à qui l’on puisse aujourd’hui décerner le titre d’ «
assoluta », et si le choix du rôle redoutable entre tous de Turandot,
pour étoffer la galerie de ses personnages, a surpris dans un premier
temps, on se dit, finalement… pourquoi pas ? L’on sait, depuis
l’incarnation de Joan Sutherland, tout ce que le portrait de Turandot
peut gagner en humanité – et donc en intérêt – par une interprétation
soucieuse des nuances et du chant legato, et qui ne soit pas seulement
centrée sur les décibels et le « tape-à-l’oreille ». Avec les moyens qui
sont les siens (et qui sont somme toute très différents de ceux de son
illustre devancière australienne), Sondra Radvanovsky renoue avec cette
image plus nuancée de la princesse chinoise (à la différence près que,
contrairement à Joan Sutherland, la soprano canadienne peut se permettre
d’oser le rôle en concert !) : la puissance vocale, l’autorité de la
projection permettent de rendre compte du fanatisme intransigeant,
violent, sanguinaire de la princesse. Mais le panel de nuances déployées
dans « In questa reggia » ou dans le duo final (magnifique dernière
réplique : « Conosco il nome dello straniero ! ») apportent au
personnage une touche de fragilité, d’émotion, d’humanité
particulièrement bienvenue – et absente de tant d’autres interprétations
du rôle, contemporaines ou passées…
De la voix d’Ermonela Jaho,
les micros surexposent sans doute le léger vibrato, et une relative
absence de chair dans le grave. Mais que la voix devient belle et
émouvante dans le registre aigu ! En termes de pureté vocale et de
beauté sonore, il y a mieux, très certainement (Caballé, la jeune
Tebaldi ?). Mais en termes de sensibilité et d’émotion, le portrait
délivré par la soprano albanaise est on ne peut plus touchant.
Reste le cas de Jonas Kaufmann, dont certains déploreront une fois
encore l’absence d’« italianité » dans la voix. Encore faudrait-il se
mettre d’accord sur ce qu’on entend par « italianité » : une voix
italienne doit-elle nécessairement être claire et lumineuse ? Quoi qu’il
en soit, ceux qui ont dans l’oreille le « Nessun dorma » de Pavarotti
seront pour le moins surpris : avec une voix placée « en arrière » et
des couleurs sombres et barytonnantes, Jonas Kaufmann n’évoque en rien
le Calaf solaire et triomphant incarné par tant de ses confrères,
italiens ou non. Mais là encore on peut se laisser séduire par cette
incarnation originale, permettant de donner une épaisseur nouvelle à un
personnage qui ne se réduit plus à la simple figure du Prince charmant
conquérant et sûr de lui – d’autant que vocalement le ténor bavarois se
montre en excellente forme et déjoue tous les pièges de la partition.
Une direction flamboyante, une distribution pour le moins originale,
le choix d’un finale très rarement attendu : les raisons ne manquent pas
d’écouter cette nouvelle version de Turandot, nullement redondante avec
celles déjà enregistrées. N’hésitez pas !
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