Operachroniques, 13 décembre 2009
 
Jonas Kaufmann, Sehnsucht
 
Il m’aura fallu de nombreuses écoutes pour me risquer enfin à commenter ce second récital de Jonas Kaufmann. Je ne peux cacher à la fois une sincère admiration devant le résultat global, d’un niveau superlatif, mais aussi une certaine ambivalence. Son premier récital pour Decca avait démontré au-delà des qualités vocales et expressives extraordinaires du ténor une capacité à réinventer tout ce à quoi il touchait dans les répertoires français et italien. Ses Don José, Rodolfo ou Cavaradossi m’avaient semblé toucher à une originalité assumée et sans cesse pertinente et intelligente. Dans le répertoire romantique allemand qui constitue le programme de ce second récital, Kaufmann impose avant tout une évidence, une maîtrise du verbe et du style, rarement entendues depuis bien longtemps. La contrepartie est que l’effet de surprise est moindre, le résultat parfois moins fulgurant, moins original, car confronté aussi à d’autres artistes dont il s’inscrit dans l’évidente lignée. Le prestige des noms évoqués plus loin ne laisse toutefois aucun doute sur la qualité éminemment supérieure de ce disque.
 
Siegmund pourrait illustrer à merveille mon propos. La qualité de l’articulation musicale et verbale est sans faille, les assises rythmiques de la langue mêlées à l’orchestre de Claudio Abbado souvent stupéfiantes (à entendre : les incroyables pulsations de Mit zarten Waffen Zier bezwingt er die Welt). La voix est mâle, le ton héroïque, y manquent pourtant la tendresse, une certaine poétique amoureuse, bref une éloquence globale que les grands Siegmund surent mettre à ce Winterstürme ; Max Lorenz, James King ou Jon Vickers en tête. Parsifal pose un problème d’une nature similaire. La voix est superbe, le texte détaillé avec une intelligence rare, mais le théâtre manque à l’affaire. On cherchera en vain la brûlure intense d’un Ramon Vinay ou la révélation visionnaire d’un Jon Vickers dans Amfortas die Wunde ; ni même le trouble extrême d’un Placido Domingo, en terre étrangère ici pourtant. De tels rôles appellent à des incarnations marquantes, n’existent réellement que dans le relief psychologique qui leur est donné. Il est peut-être encore tôt pour que Kaufmann investisse pleinement ces deux rôles que la scène lui fera sans doute approfondir avec les années. Pour ce qui est du chant, du texte, on le répète, ces plages restent magnifiques ; et les parrains ici opposés suffisamment légendaires pour situer le niveau d’attente et de comparaison à son égard entretenu dans ces lignes.
 
Difficile également de ne pas entendre le souvenir de Jon Vickers dans cet extraordinaire Florestan offert par  Kaufmann. La différenciation est cela dit plus nette avec son prédécesseur. Là où Vickers osait génialement l’exaltation exacerbée, Kaufmann offre une intensité d’une remarquable concentration. La voix suit et s’envole, sombre et belle, assurée lorsque la tessiture se tend. Garnier nous a offert récemment ce Florestan en scène, d’ores et déjà de référence pour notre époque moderne : saluons-le à nouveau à sa juste valeur, immense. Saluons aussi le bonheur d’entendre à nouveau un Tamino à l’ancienne, comme à rebours des modes actuelles, héroïque et ferme, dans  la lignée de ce que furent un Helge Roswaenge ou un Ernst Kozub, en plus noble et mieux chanté peut-être. Voix mâle, ton assuré qui n’exclut pas des émotions moins suaves qu’à l’habitude. Ce Tamino est prince guerrier assurément, mais sensible et suffisamment grand pour prétendre à la spiritualité de l’initiation. L’aria est assurée, ferme, virile. La scène de l’Orateur le trouve grand et beau, adulte, suffisamment mûr pour les épreuves à venir. A entendre ce Tamino, je me prends à rêver d’un enregistrement, d’une Zauberflöte romantique, à l’instar de ce que purent tenter par le passé un Furtwängler ou un Klemperer. Qui l’oserait aujourd’hui ? Même pour sauvegarder un Tamino d’un tel intérêt, d’une telle rareté ?
   
Schubert offre un bonheur complet, que ce soit pour l’héroïsme douloureux de Fierrabras ou bien la nostalgie amère d’Alfonso. La voix s’adapte merveilleusement à cette écriture, comme si Kaufmann en possédait tous les secrets avec évidence ; je n’oublie pas d’ailleurs à quel point la scène de Max dans son premier récital m’avait enthousiasmé. Jonas Kaufmann possède en lui tous les attributs d’un ténor d’exception pour le premier romantisme allemand. Son merveilleux Huon enregistré avec Gardiner en est une autre illustration si nécessaire. Lohengrin s’inscrit naturellement aussi dans cette lignée. Et toute réserve tombe à son écoute. Là où les Lohengrin du passé se partageaient entre héroïsme et mystère, Jonas Kaufmann réussit une synthèse que l’on n’est guère prêt d’oublier et qu’on attend en scène à Paris au plus tôt. Ainsi, le récit du Graal confirme l’impression donnée aux Champs-Elysées lors de son dernier récital parisien : une narration intense, murmurée, à laquelle aucune attention ne saurait échapper par son mystère, le poids des mots, des émotions ; et qui laisse pour l’ultime révélation un éclat héroïque, solide et en soi tout aussi fascinant que la retenue première.  Au sommet de l’album peut-être, les adieux déchirants et tellement humains de ce Lohengrin. Kaufmann y démontre une richesse d’émotions successives et variées qui étreignent mot après mot et bouleversent, tout en conservant une probité musicale constante et du plus haut niveau. Notre époque semble désormais tenir un Lohengrin majeur, de ceux qui marquent les esprits pendant longtemps. Bayreuth cet été devrait confirmer encore cet avènement.
 
Pour accompagner Jonas Kaufmann, Decca nous offre le luxe de la baguette de Claudio Abbado à la tête du Mahler Chamber Orchestra. Le chef ajoute bien sûr encore à l’intérêt de l’album. Sa première qualité me semble avant tout de réussir à unifier ce siècle de répertoire allemand dans une même esthétique lumineuse, plus légère qu’à l’accoutumée, riche de couleurs et de transparence. Les détails abondent, la lumière perce sans cesse, le naturel est confondant. Schubert et Mozart sonnent sous sa baguette vivants et allants comme jamais, Wagner s’allège dans un frémissement permanent (Parsifal  et Walkyrie notamment).  Et Abbado nous donne à entendre l’un des plus beaux préludes du II de Fidelio qu’il m’ait été donné d’entendre : lyrique, ému, sans lourdeur, à fleur de peau, bouleversant par la délicatesse même de ses textures. Michael Volle offre en Orateur la réplique au Tamino de Kaufmann avec soin et élégance à défaut d’une personnalité vraiment affirmée, et on passera rapidement sur l’unique réplique étrange de la Kundry de Margarete Joswig.

Les quelques réserves posées ci et là ne changent en rien l’intérêt majeur de cet album, sans doute le plus beau consacré au répertoire romantique allemand par un ténor depuis longtemps. Album riche, précieux, qui consacre l’art aujourd'hui inestimable de Jonas Kaufmann. Vivement conseillé à quiconque aime ce répertoire ou en est familier.

 
 






 
 
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