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ClassiqueNews, 9.9.2015
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Carter Chris-Humphray |
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Jonas Kaufmann. Nessun dorma : The Puccini album
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 Outre
la promesse et l’élan irrésistibles portés par une voix unique au monde
aujourd’hui, Jonas Kaufmann nous montre quel puccinnien il est (après ses
Verdi, Wagner, Schubert, et son récent programme de chansons berlinoises des
années 1920 : “Du bist die Welt für mich…”) : dans ce nouveau récital romain
de septembre 2014, sa force expressive et sa subtilité émotionnelle
fusionnent ici et font le miracle de son Nessun dorma et aussi, surtout, de
son Dick Johnson, rôle souvent caricatural à la scène (comme l’est le baron
Ochs, cousin pourtant profond de la Maréchale, dans le Chevalier à la rose
de Strauss, sublime contemporain de Puccinien). La richesse du jeu d’acteur
fait de chaque prise de rôle un profil vocal et dramatique abouti souvent
captivant. Heureuse sélection d’un couplage qui met en avant la capacité
exceptionnelle du ténor pour la caractérisation émotionnelle : puccinnien il
l’est, et il le montre avec quelle finesse, et dans la puissance et dans la
subtilité linguistique.
Le récital débute dans les affres et les
vertiges extatiques de Des Grieux (sa sublime prière amoureuse vraie
confession irrésistible) et de Manon Lescaut (en duo) premier vrai succès
lyrique qui révéla le jeune Puccini sur la scène européenne.. on peut être
gêner par le timbre épais charnel de la soprano qui lui donne la réplique
pour leur étreinte sensuelle qui conclut l’air conquérant, éperdu, échevelé
(oh saro la più bella…).
Plus convaincant sait être le ténor aux
aigus déchirants et mordants (désespérés) dans les deux dernières scènes
sombres et tragiques (pour Manon) : ah Manon, mi tradisce puis quand expire
la jeune femme et la déploration du pauvre chevalier impuissant et démuni
(Presto in fila)…
Les deux airs qui suivent sont davantage captivants
car ils ne cèdent pas à la déclamation lyrique parfois aux épanchements
théatralisés de ce qui a précédé. Airs des opéras de jeunesse, si peu connus
et à torts. Tous deux d’après un livret de Ferdinand Fontana, ils montrent
certes encore le compositeur débutant sous l’emprise du Verdi Symphonique
(celui d’Aida) mais déjà dans l’air de Roberto au II de Villi, perce une
intensité brûlée qui dans le rôle du protagoniste fait l’épaisseur d’un
héros terrassé, à la fois désespéré et embrasé par un sentiment tragique
entre terreur et tristesse en lien avec l’atmosphère fantastique du sujet
(l’air débute avec les sanglots des femmes mortes délaissées ou trahies par
leur amant ; une alerte pour Roberto qui a quitté sa fiancée pour une
courtisane et qui apprend alors qu’il a provoqué la mort de son premier
amour… ): ce que le diseur réalise sur les derniers vers “que tristezza”,
-vertige de la raucité d’une voix capable tout autant d’aigus filés-,
renforce au-delà de la justesse stylistique de l’intonation, la
sincérité et la puissance du texte. Remarqué par l’éditeur Riccordi, grâce à
Le Villi, Puccini se voit commander un nouvel opéra : Edgar. Les deux
ouvrages mènent au triomphe de Manon Lescaut et sa couleur printanière,
d’une ardeur juvénile qui semble couler tout au long de la partition tel un
romantisme juvénile revivifié. Ce Roberto annonce l’étoffe du Pinkerton,
l’officier américain qui se rend compte mais trop tard lui aussi du mal
qu’il a causé…
L’ivresse et l’extase paraissent dans le seul souffle
du ténor qui comme nul autre soigne et la beauté de ses phrasés et la tenue
colorée de ses aigus, offrant toujours une parfaite lisibilité et de ses
propres sentiments et des enjeux de la situation : son Rodolfo laisse
pantois par sa fluidité caressante, sa facilité à la langueur, une
détermination pour la suavité hallucinée, capable d’exprimer dans le murmure
et les pianissimi là aussi embrasés, les émotions les plus intimes (superbe
duo Rodolfo et Mimi terminé en coulisses, plage 8).
Jonas
Kaufmann en puccinien fauve
Calaf, Rodolfo, Mario, Jonas
Kaufmann sublime surtout le rôle de Dick…
Gravité et juvénilité,
ardeur (féline) et intensité radicale (comme s’il donnait tout car demain
étant un autre jour, sa vie pouvait en découler), le ténor fait de Mario
Cavaradossi, peintre libertaire bonapartiste, rebelle dans l’Italie
monarchiste et répressive, une autre âme terrassée d’une force romantique
irrésistible. Le travail sur Dick Johnson, voyou aventurier, prend une autre
dimension en concertation / dialogue avec le tissu foisonnant et subtil de
l’orchestre (l’un des plus riches selon le ténor visiblement inspiré par
l’ouvrage) : Kaufmann en fait un héros tragique bouleversant exactement
comme le voit l’héroïne, la Fanciulla del West, Minnie ; le second air
Risparmiate lo scherno… (celui d’un roué condamné, vilipendé par la foule
menaçante et sussurrant comme un serpent justicier) devient le dernier chant
d’un condamné pour lequel orchestre et ténor trouvent et cisèlent des
couleurs inédites, d’une force inouïes… tragique, salvateur, voici le grand
air d’exhortation à l’élan cathartique, le plus beau de l’album : un Dick
sublimé, dévoilé, révélé… qu’on aimerait écouter sur la scène tant cette
incarnation discographique est saisissante.
Taillé à présent pour les
héros militant nourri d’une revanche et d’une haine mais aussi capable d’une
tendresse à fleur de peau, Kaufmann fait un somptueux Rinuccio dans Il
Tabarro, puis dans Gianni Schichi, capable d’un hymne fraternel qui semble
exprimer toute la douleur des opprimés puis l’élan le plus facétieux :
l’abattage linguistique et la pétillence du chanteur époustouflent dans les
deux registres.
Tout oeuvre et tend vers son Nessun dorma : un hymne
pour une aube nouvelle (“que personne ne dorme”… audelà de la situation de
terreur dans la continuité de l’opéra, c’est dans la voix du chanteur
fraternel, la prière énoncée à l’humanité entière pour renouveler l’espoir
d’une existence nouvelle). L’air le plus célèbre qui a fait la gloire de son
prédécesseur Pavarotti, est incarné avec une noblesse fauve par un ténor
diseur au chant voluptueux et rugueux : où a-t-on écouté ailleurs une telle
suavité éperdue, une telle richesse harmonique du timbre, à la fois cuivré
et caressant ? D’autant que l’orchestre de Pappano réalise un travail
d’orfèvre, révélant des facettes instrumentales et des couleurs d’une
finesse elle aussi envoûtante (malgré quelques tutti assez ronflants que le
chef aurait pu éviter). Sublime puccinien : dommage que ses duos avec
l’impossible soprano Kristine Opolais (timbre épais, imprécis, terreux) dont
on ne saisit toujours pas l’utilité de sa présence dans le présent récital.
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