Tutti magazine
Jean-Luc Clairet
 
Parsifal (Jonas Kaufmann - Met 2013) Blu ray/DVD
Note générale 10/10
Le Parsifal mis en scène par François Girard avait impressionné à l'Opéra de Lyon en mars 2012 avant de faire sensation au Metropolitan Opera de New York avec une distribution très différente en février 2013 à l'occasion du bicentenaire de la naissance de Richard Wagner. Daniele Gatti dirige l'orchestre et Jonas Kaufmann, Katarina Dalayman, René Pape et Peter Mattei interprètent les rôles principaux dans cette production qui propulse enfin le Met hors de la convention qui noyait encore beaucoup de ses créations. Cette captation est disponible en Bu-ray et DVD chez Sony Classical.

Disons-le tout de go : la vision du metteur en scène canadien François Girard est exceptionnelle. D'abord d'une beauté plastique à couper le souffle, son Parsifal captive de bout en bout par l'intelligence de son propos…

Tout metteur en scène en charge de monter le Bühnenweihfestpiel de Wagner doit se confronter aux multiples influences qui ont présidé à sa genèse et qui explosent les canons de l'art lyrique : son aspect mystique multiconfessionnel (symboles christiques omniprésents mais aussi réincarnation bouddhiste), et sa psychanalyse avant l'heure avec ce décryptage des relations hommes/femmes aux symboles surlignés. Que faire de ce monstre musical de 4h30 où Wagner continue d'enfoncer le clou de son Gesamtkunstwerk ? Que faire de Jésus ? Que faire de la Lance ? Que faire du Graal?

On doit le meilleur de l'actuel Bayreuth à Stefan Herheim qui en profite pour raconter rien moins que l'histoire de l'Allemagne. À l'opposé, à Bruxelles, Romeo Castellucci met sur scène le fascinant voyage intérieur de l'impuissance à montrer. À Zürich, Claus Guth, très certainement le plus convaincant de tous, met en scène un clash familial entre deux frères, doublé d'un pamphlet antimilitariste imparable.
François Girard, réalisateur d'un documentaire sur Glenn Gould, du film Le Violon rouge, mais aussi metteur en scène à l'Opéra de Lyon d'un très beau Siegfried en 2007, se hisse à la même hauteur. en parvenant, et ce n'est pas la moindre des qualités, à combler à la fois les spectateurs les plus curieux ainsi que ceux qui demeurent attachés à une certaine tradition. La planète entière connaît le talon d'Achille du Met en matière de mises en scène. À la suite de la Tétralogie du canadien Robert Lepage ce Parsifal fait enfin entrer la prestigieuse maison d'opéra dans l'Histoire. Il était temps !

Cela commence de la plus émouvante façon, dès le Prélude. Le rideau se lève très tôt. L'audience se reflète dans un grand miroir, effet hélas négligé par la présente captation. Peu à peu, elle se confond avec une autre audience, assise elle aussi, mais sur la scène, qui regarde la première dans les yeux. Parsifal en fait partie, ainsi que tous les protagonistes de l'œuvre, habillés de costumes contemporains noirs et blancs. "C'est nous. C'est notre souffrance, notre tentation, notre faiblesse, nos pulsions violentes", dit François Girard. Parsifal se dresse le premier, imité peu à peu par tous, quitte sa place en emportant sa chaise... Hommes et femmes sont aussitôt séparés. Le cérémonial peut commencer.

La pente d'un magnifique décor de terre calcinée apparaît alors, balayée par des cieux de toute beauté, des planètes en mouvement, de paysages mentaux où le grain du désert se confond avec celui de la peau.... Due à Peter Flaherty, voici une des plus intelligentes utilisations de la vidéo qui soit, avec des images qui ne cessent d'écouter la musique elles aussi (la trouée lumineuse du ciel sur "Durch Mitleid wissend" !). Le sol est parcouru par une griffe qui servira de ligne de démarcation entre le monde féminin (à jardin, une foule de femmes muettes courbées sous la voilette d'on ne sait quel veuvage) et le monde masculin (à cour, des chevaliers du Graal très contemporains animés par une savante gestique à la Peter Sellars). Tout le début de l'Acte est si prenant qu'on en vient à oublier que Jonas Kaufmann va bientôt faire son entrée ! Cette faille, où coule un ruisseau, se disloquera de la plus séduisante façon à la toute fin de l'Acte sur l'Alt solo, faisant pressentir un Léthé rougeoyant dans les profondeurs. La main penchée de Parsifal vers ce monde souterrain intrigue. Vite, l'Acte II !

Le second Acte est plus intrigant encore. La terre brûlée a fait place à une mer de sang. Le mur du fond est une paroi anthracite fissurée ouvrant sur un magma pourpre en mouvement. On comprend alors ce que l'on avait pressenti à l'Acte I : dans cette représentation très "Origine du monde" façon Courbet de l'antre de Klingsor, Girard appelle un chat un chat et expose clairement son propos, qui est aussi celui de Wagner : la rencontre du corps féminin. C'est très audacieux, de surcroît subtilement assumé par un esthétisme omniprésent très éloigné des épates du trop fameux Regietheater et également plus captivant que l'ascétisme wielandien qui donnait tout de même si peu à voir. C'est un monde d'angoisse dès l'abord, avec ses filles sans pétales (ouf!), tout droit sorties de l'horrifique trilogie Ring d'Hideo Nakata : même robe blanche pour chacune, longue chevelure de jais masquant les têtes obstinément baissées, mutiques et munies de répliques de la lance volée par Klingsor.

On devine aisément que le voyage du chaste fol vers Kundry ne va pas être jonché de roses dans ce bain de sang qui en a vu d'autres et prêt à un nouvel hallali..… La blancheur faussement virginale des robes de ces terrifiantes filles-fleurs, de celle de Kundry et du lit des ébats, portera peu à peu les traces sanglantes des affrontements… Autrement plus convaincant que le Klingsor en porte-jarretelles excessif de Herheim à Bayreuth, celui de Girard arbore une poisseuse chevelure gélifiée aux globules rouges.
Saluons l'art de François Girard pour avoir su faire de ce deuxième Acte, souvent longuet, le plus magistral des suspenses.

Le troisième Acte ne sera pas moins beau. Le décor de l'Acte I a réapparu. Cette fois, sous des cieux de fin du monde, il est creusé de tombes. Les chevaliers ont vieilli. Parsifal aussi. Au bout du parcours, les femmes seront enfin invitées par Parsifal à franchir la faille interdite... Sur le tomber de rideau, après la mort de Kundry, on verra même l'une d'elles se lever à jardin et se diriger vers… Parsifal, peut-être. Happy end plein d'espoir très bienvenu après ce voyage intérieur d'une belle intensité.

La distribution est quant à elle exceptionnelle.
Jonas Kaufmann est un Parsifal de rêve. Les sombres moirures de son timbre inhabituel dans ce rôle engendrent une attention accrue aux mots qui le font prendre davantage encore au sérieux que ses plus illustres devanciers. "Il possède aussi des compétences d'acteur que l'on ne rencontre pas toujours chez les chanteurs. C'est aussi un très bel homme doté du visage très pur que le chaste fol appelle", déclare François Girard qui lui propose une incarnation mémorable. Le chanteur s'y investit "torse et âme".

Dans la vision du metteur en scène canadien, Peter Mattei est le plus bouleversant des Amfortas. Il est aidé dans son jeu par la chorégraphie exemplaire exigée des pages du Graal qui le soutiennent. Il arrache des larmes plus d'une fois et plus encore quand on le voit plonger dans la fosse de Titurel. La voix est une des plus belles jamais entendues dans le rôle, et l'on voit même rôder dans la prestation vocale du chanteur le fantôme de George London. Grandiose !
Une émotion similaire nous saisit à l'écoute du Gurnemanz très concerné de René Pape. Si l'on est parvenu à faire son deuil de Hans Hotter dans ce rôle où il brilla comme nul autre, on tient en René Pape un titulaire magnifique d'humanité, de cette même humanité qui illuminait son Sarastro de début de carrière dans La Flûte enchantée imaginée pour le cinéma par Kenneth Brannagh.

Voix noire idéale, Evgeny Nikitin se situe au même niveau d'exception avec un Klingsor-Barbe-Bleue sanglant d'anthologie.

Bien que manquant de séduction immédiate, Katarina Dalayman offre une Kundry plus traditionnelle d'aspect. Mi-sorcière scéniquement, et personnalité vocale plus banale, elle a fort à faire avec un tel entourage. De fait, même si elle nous emballe moins que les rôles masculins, cette vaillante Kundry émeut peu à peu et son ultime regard avec Amfortas transperce. On n'est pas sûr de bien comprendre pourquoi Girard la fait mourir, sinon pour respecter une didascalie un brin gênante, surtout après l'autre motif d'embarras que peut constituer le "Dienen, dienen" de l'Acte III.

Sastifecit pour tous les petits rôles, pour le noble Titurel de Runi Brattaberg, pour les Filles-fleurs, pour le Chœur du Met, extrêmement présent scéniquement parlant, et jamais pris en défaut de distraction dans la proposition vibrante du metteur en scène. La cérémonie du Graal, avec ce simple geste de transmission lente des doigts sur les lèvres est une des plus habitées jamais vues.

Ultime événement, la direction lentissime de Daniele Gatti. Spécialiste de la partition à Bayreuth et ailleurs, Gatti déroule un Parsifal de questionnement du son qui prend son temps. Les silences sont abyssaux : le démarrage très machine à remonter le temps du récit de la lance de Gurnemanz à l'Acte I, le temps pris juste avant "Ich verschmachte !", et même l'Acte II, soumis au même postulat, devient une mine de sonorités. C'est absolument splendide, à la hauteur de la vision cosmique de François Girard. Dans une époque où tout nous enjoint à la vitesse, cette volonté de marquer une pause pour inviter l'auditeur à l'introspection, est à saluer. Gatti lui-même semble se transformer au fil des actes, comme s'il avait fait lui aussi le voyage humain autant que musical de Parsifal…

Ajoutons que la captation est, elle aussi, à la hauteur du travail scénique. Regrettons tout juste qu'elle inclue, en début d'actes de courtes interventions d'Eric Owens qui joue les ravis de la crèche en tentant d'instaurer des suspenses de Polichinelle. Regret aussi quant aux trop prompts applaudissements du public sur le dernier accord de l'orchestre, impatience qui semble invalider le travail de Gatti, pourtant ovationné de façon croissante au fil de la soirée...

"S'asseoir dans un théâtre et regarder Parsifal nous rend plus sage et plus intelligent. Ça nous rend plus sensible à notre propre nature", déclare enfin François Girard. Mission accomplie avec ce magnifique spectacle, osons le mot "historique "!








 
 






 
 
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