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Forum Opera, 04/24/14 |
par Sylvain Fort |
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Le Graal nouveau est arrivé
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La
production de Parsifal d’Otto Schenk commençant à dater
sérieusement, Peter Gelb a proposé au réalisateur canadien
François Girard d’en concevoir une nouvelle. Quelques années de
travail après, le metteur en scène a livré sa vision,
déclenchant l’enthousiasme du public et de la presse lors de la
première représentation au Metropolitan Opera, le 15 février
2013. Le public français avait eu le privilège de la découvrir
bien avant, à l’Opéra de Lyon, qui a coproduit ce nouveau
spectacle, étant lui-même en peine d’un Parsifal depuis plus de
trente ans. La perception qu’en eut notre camarade Fabrice
Malkani à Lyon reste très valide dans ses lignes de force (voir
son compte rendu). Toutefois, les décors présentés à Lyon ont
été passablement agrandis pour convenir au vaste espace de la
scène new-yorkaise et la captation vidéo souligne des aspects
neufs.
François Girard reprend la légende de Parsifal de
manière somme toute assez littérale. Ainsi, à la blessure
d’Amfortas répond un paysage lunaire – un sol de granit stérile
– que traverse une rigole où bientôt coulera du sang. La
communauté du Graal est sobrement campée par des fidèles portant
pantalon noir et chemise blanche, regroupés dans un cercle à la
gestique censément religieuse. Au deuxième acte, la rigole s’est
élargie pour devenir une sorte d’étang de sang où pataugent
Klingsor et les filles-fleurs. Au dernier acte, les fidèles ont
pris de l’âge, assemblée de vieillards dont la chemise blanche
est couverte d’une veste noire : lorsque Parsifal guérit
Amfortas, une eau pure coule en lieu et place du sang, la
communauté se reforme autour de la célébration.
Ce
dispositif assez élémentaire tire sa force de son exploitation
théâtrale. Car François Girard a misé non sur l’élément
décoratif, comme le font aujourd’hui trop de metteurs en scène
que fascine le dispositif seulement (et pas seulement chez
Wagner !), mais sur la puissance d’incarnation. Ainsi, ce qui
est réellement admirable et qui rend ce spectacle haletant (pour
autant que l’adjectif convienne à Parsifal), c’est la tension
qui s’installe entre les personnages. Le DVD de ce point de vue
souligne tout à loisir les regards, les gestes, les jeux subtils
et éloquents qui trament toute cette dramaturgie. Cela est
d’autant plus justifié que Parsifal est typiquement un drame de
l’intersubjectivité. Le parcours de Parsifal est une métaphore
glorieuse de celle du Christ : ou comment l’exclu de toute
communauté va finalement redéfinir le rituel religieux et
revivifier la foi. La résurrection du Vendredi Saint est ici un
retour du Sens. Pour cela, le parcours initiatique est semé
d’obstacles : l’Autre. Kundry, Klingsor, Gurnemanz sont autant
de pierres d’achoppement, qu’il faut vaincre, convaincre,
dépasser. Dès lors, ce Parsifal est pour une large part une
question d’interactions entre les êtres au gré d’une figuration
symbolique modérément hermétique.
Certes, la scénographie
est séduisante, avec cette explicitation élégante des symboles,
la force visuelle du sang répandu, la dualité
stérilité-fécondité, les contrastes de couleurs entre blanc,
noir, rouge, le fond de scène offrant par vidéo des tourbillons
de flammes, de nuages, ou une immense lune rousse marquant
l’avènement d’un monde renouvelé. Cela restera, et devrait
satisfaire à la fois les partisans d’une certaine abstraction
scénique et la part du public soucieuse de s’y retrouver dans le
maniement des symboles dramaturgiques.
Mais le vrai
talent de François Girard est d’avoir animé son cast comme il
avait animé celui de Lyon. Son travail semble avoir
particulièrement porté sur le personnage de Parsifal, épine
dorsale de toute la dramaturgie. Là explose Jonas Kaufmann. On
ne connaît aucun ténor qui ait incarné Parsifal avec une aussi
complète justesse, une vérité aussi crue et aussi puissante.
Qu’il ne soit pas un barbu rondouillard pesant son quintal
ajoute certes à la vraisemblance. Mais il faudrait détailler ici
ses regards, les infimes variations de sa posture, ce que
traduit tel pli de la bouche ou tel geste. Il est trois
personnages en trois actes, et il offre de chaque moment une
image prégnante – pour ainsi dire irremplaçable de vérité et de
modernité. Il y a là un génie de la compassion (« durch Mitleid
wissend ») qui sidère. Car, vocalement, c’est inouï. La
vibration profonde, passionnée, qu’assombrit une intériorité
violente, renvoie à Vinay et à lui seul (Vickers est encore
autre chose), avec une juvénilité ténorisante que Vinay n’avait
pas. C’est en tout cas dans toute la vidéo-discographie un cas
assez unique, qu’on attendait tout de même depuis longtemps :
révérence gardée, quel ténor dans ces trente dernières années a
offert de Parsifal une incarnation aussi complète et
convaincante à tous égards ?
Face à lui, la partie est
forte. René Pape, dont on a dit qu’il n’avait pas la profondeur
de Gurnemanz, est le plus humain, le plus douloureux des
Gurnemanz. C’est dans son regard que se lit le poids du monde.
Et la ligne de chant ! Le détail du mot ! Aucune surcharge
patriarcale, aucune tentative de jouer les pères nobles : c’est
l’homme fait et vaincu. En Amfortas, Peter Mattei est d’une
présence surnaturelle. Son charisme physique et vocal dépassent
de loin la durée effective du rôle et lui confèrent un
rayonnement, un poids de douleur et d’amertume, inouïs. Katarina
Dalayman ne fait pas oublier les grandes Kundry modernes,
notamment pas Waltraud Meier. Mais plus qu’aucune d’entre elles,
elle insuffle à son personnage une tendresse compassionnelle qui
modifient amplement l’image qu’on a trop souvent du personnage.
La sauvagerie n’est que l’autre nom de l’innocence – qui la
rapproche de Parsifal, en fait presque son double féminin.
Evgeny Nikitin en revanche n’échappe pas complètement aux
clichés du personnage de Klingsor, dont il a été décidé un peu
hâtivement qu’il était un substitut du Démon. Soit – mais cela
semble un peu rapidement vu. Scéniquement, Nikitin reste Nikitin
: imposant et inquiétant, et son bain de sang y ajoute beaucoup.
Les Chœurs préparés par Donald Palumbo sont d’une présence
impérieuse (les hommes) et se fondent admirablement dans la
chorégraphie des (charmantes) filles-fleurs au II.
Daniele Gatti ne se contente pas de diriger Parsifal. Il
insuffle à cette dramaturgie subtile et travaillée un sens aigu
du détail orchestral. Toute trivialité est absente de cette
lecture, et tout sentimentalisme. La fosse exhausse la scène,
concourant pleinement à l’alchimie si spéciale de ce spectacle.
La crainte qui peut finalement sourdre de tant de réussites,
c’est que la main de François Girard, le génie de Kaufmann et
Pape, la tenue de Gatti, ne se retrouvent pas pendant les quinze
bonnes années que ce spectacle est censé avoir devant lui : si
tout cela se desserre ou s’évapore, le risque est qu’il ne reste
qu’un dispositif scénique dont le sens et la valeur alors
s’étiolent. Ce DVD devrait devenir le mètre-étalon nous
préservant de telles déconvenues.
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