ON Magazine, 28 juin 2020
Jean-Pierre Robert
 
 
Le premier Otello au disque de Jonas Kaufmann
Cette nouvelle version de l'Otello de Verdi voit la première interprétation au disque du rôle titre par Jonas Kaufmann et une intéressante prise de rôle dans celui de Desdemona. Cette exécution est aussi la première à être enregistrée à Rome, en studio, depuis celle effectuée dans les années 1960 par l'équipe légendaire Vickers, Rysanek, Gobbi, Serafin. De la bonne compagnie, devant laquelle la présente ne pâlit pas. Car voilà une interprétation possédant les plus sérieux atouts musicaux et dramatiques.

À commencer par une lecture dépourvue de tout côté excessif, livrant une sorte d'objectivité qui finalement révèle au plus près la vérité dramatique d'un opéra dont le ressort est somme toute assez simple : une tragédie de jalousie sexuelle et de trahison imaginée, qui a inspiré à Verdi un chef-d’œuvre de concision musicale dépassant le moule et les codes opératiques pour rencontrer l'essence même de la pièce de Shakespeare. C'est que dans cet avant-dernier opus, Verdi a profondément renouvelé son écriture pour épouser une conception du drame elle-même nouvelle : scènes, airs et ensembles participent d'une intense continuité dramatique et d'une étonnante concision. Le mérite en revient à Antonio Pappano, sans doute un de meilleurs chefs de théâtre du moment. Sa fonction de directeur musical au Royal Opera de Londres le démontre, et pour ne citer que Verdi, une exécution de ce même titre à l'été 2017, marquant les débuts de Kaufmann dans le rôle du Maure. Le souci de l'exactitude dans le chant, le refus de tout pathos sont choses essentielles, comme chez son collègue Riccardo Muti, conférant à cette exécution la vie même de la représentation. Car Pappano sait lâcher les feux de l'enfer dans le ''Credo'' de Iago au IIème acte, par exemple, comme déchaîner la fureur orchestrale durant ce même acte ou lors de la ''Tempête'' ouvrant le premier.

Il sait être tout aussi mesuré dans les confrontations, tels les duos diaboliques ou enflammés opposant le Maure à Iago, comme dans ''Si, pel ciel'' (Oui par le ciel) concluant l'acte II. La phrase caressée, on la trouve au premier duo entre Otello et Desdemona, d'un extrême raffinement jusqu'à une fin tout simplement extatique. De même, le début de l'acte III installe un contraste dynamique saisissant entre pppp et éclat, puis le geste prend de l'ampleur au duo qui suit entre les époux déjà fragilisés. Pappano peaufine comme peu un vrai ensemble à multiples entrées. Ainsi du grand concertato qui termine l'acte : le terriblement complexe devient clair et tout est d'une totale lisibilité. L'acte IV, il le conçoit intimiste, depuis son prélude et le climat poignant qui s'établit lors des monologues de Desdemona, dont l'introduction à la ''Prière'' sur un accompagnement quasi chuchoté des violons I & II soyeux et des altos en contrepoint. Et que dire du fameux saut harmonique entre violons aigus pppp et traits sourds des contrebasses ouvrant la dernière scène, transition entre l'innocence de la victime expiatoire et l'irrémédiable action du bourreau manipulé. D'un impact dramatique inouï, un tel passage est un exemple parmi tant des beautés de la partition, qui montre un Verdi maîtrisant l'orchestre aux fins les plus tragiques. Pappano dispose avec ''son'' Orchestre de l'Accademia di Santa Cecilia d'un instrument on ne peut plus en situation, dispensant cohésion et exemplaire facture musicale, comme remarqué dans leur enregistrement d'Aïda sous label Warner. Il en va également des Chœurs maison, d'une belle fluidité et d'une présence palpables, dignes d'une formation opératique, lors des vastes déploiements de foule aux actes I et III.

Si sur le papier la distribution ne comporte pas de stars, Kaufmann mis à part, à la différence de bien des intégrales précédentes, singulièrement de la version Serafin (RCA), elle n'en est pas moins d'une parfaite homogénéité. Bien sûr, le regard se focalise sur le Maure de Jonas Kaufmann. Peu après sa prise de rôle à Covent Garden en 2017 et une autre production remarquée au Bayerische Staatsoper de Munich en décembre 2018, cette troisième rencontre avec un rôle chéri entre tous par tout ténor, est une fière réussite. Outre une diction exemplaire, son incarnation ménage les deux aspects du rôle, le héros, l'homme amoureux, la force vocale mais aussi le raffinement, d'une part, l'humanité du personnage fût-il sous l'emprise de la plus vile machination, d'autre part. Au premier, appartient l' ''Esultate !'' du début, bien claironnant, ou l'autorité naturelle du chef de guerre mettant de l'ordre dans la maison, lors de l’échauffourée entre Cassio et Roderigo, montée de toute pièce par le fourbe Iago. Les grandes quintes aiguës du ''tenore di forza'' à la fin du duo avec celui-ci, au IIème acte, comme l'imprécation ''Ora e per sempre'' (Désormais, à jamais) sont adornés de contre-ut triomphants. Le raffinement du chant au service du vrai de l'interprétation est un des joyaux de cette lecture : duo du Ier acte et son ineffable ''Venga la morte !'' (Vienne la mort !) dans un envoûtant pianissimo, comme le ténor sait le distiller et le mot ''Un bacio...'' (Un baiser...) si délicatement donné. Le monologue ''Dio ! Mi potevi scagliar tutti i mali'' (Dieu ! Tu pouvais m'infliger tous les maux) livre l'émotion palpable de l'homme torturé, en un déchirement murmuré conclu par une note filée. L'accompagnement intense concocté par Pappano y est pour beaucoup. L'évolution psychologique du personnage, Kaufmann la possède déjà à ce stade de sa propre histoire pourtant récente avec le rôle. Ainsi encore de l'adresse à la foule, à la fin du III, et de la froide résolution du dernier acte : ni ressentiment excessif, même sur le terrible ''Discolpati !'' (Disculpe-toi !) lancé à Iago, mais un déchirant dernier adieu ''Oh ! Gloria ! Otello fu'' (Oh ! Gloire ! Otello n'est plus), avant l'ultime éclat, celui du suicide.

A Iago, Carlos Álvarez, pas si souvent distribué au disque, apporte un grain de baryton Verdi de belle facture et nulle trace de vindicte histrion, pour instaurer le moteur de ce caractère : l'envie. Comme pour le personnage titre, on sent que Pappano a voulu lui faire privilégier une conception fuyant la méchanceté du traître de premier degré. Une certaine objectivité des choses, à l'échelle humaine, à travers même l'ironie, quoique bien autre que celle d'un Méphisto. Le monologue ''Credo'' montre une morgue réelle (''Son scellerato'' / je suis scélérat), mais un homme sans illusion en fin de compte, car ''La morte è il nulla'' (la mort est le néant). Une fin d'air débarrassée du rire sardonique dont on l'affuble souvent. Le premier duo avec Otello insinue le doute avec doigté et l'air ''Era la notte'' (C'était la nuit) distille ce qu'on appellerait aujourd'hui rien d'autre qu'une fake news. Non que la faconde soit absente, que couronnent de glorieux aigus. La Desdemona de Federica Lombardi est une découverte : timbre séduisant, large, doté de la tinta italienne. Dès son entrée au Ier acte ou lors du duo amoureux avec Otello, on savoure un chant raffiné et des accents vrais. Comme il en est de l'autre duo, à l'acte III, sur les mots ''E son io l'innocente'' (Et je suis la cause innocente). De même au concertato qui suit où la voix plane sans effort sur un orchestre, il est vrai d'une rare transparence, et ce dans les passages les plus exposés. Rien d'affecté dans l'air du Saule, doté d'un superbe fil de voix final, et à l' ''Ave Maria'' délivré ppp d'une grande pureté vocale et dans un ressenti bouleversant. Comme chez Mirella Freni naguère, l'émotion procède de la simplicité du geste et de la vocalité. Les autres parties sont bien tenues. Comme le Cassio de Liparit Avetisyan, jeune ténor qui s'est déjà illustré dans Alfredo de La Traviata ou Nemorino de L'Elisir d'Amore, timbre lyrique, aigus faciles, bien seyant au IIème acte pour célébrer sans le vouloir les charmes de l'épouse d'Otello. L'Emilia de Virginie Verrez assure le IVème acte malgré un timbre un peu ingrat, tout comme le Lodovico de Riccardo Fassi, basse de bonne allure.

La réussite de cette version, on la doit aussi à la technique d'enregistrement. Capté à l'Auditorium du Parco della Musica de Roma à l'été 2019, il allie dynamique large, indéniable relief et redoutable impact. Une acoustique légèrement résonante permet de loger avec acuité les grands ensembles comme les moments d'échanges plus restreints. Ainsi le concertato du III est-il un parangon de clarté, les divers apartés parfaitement intelligibles, ce qui est rare. Dans le second cas, la restitution sonore est tout aussi cohérente : le duo d'Otello et de Desdemona au I, ou l'acte IV ménagé dans une atmosphère raréfiée pour en souligner le caractère étouffant. Les voix ne sont jamais mises trop en avant, car la balance avec l'orchestre est très étudiée et ce dernier saisi dans toutes ses mirifiques facettes, dont les solos instrumentaux (violoncelle préludant à l'entrée de Desdemona au I). L'image sonore est naturelle, même si les violons I peuvent à l'occasion, lorsque sous pression, paraître légèrement ténus. La mise en scène discrète est efficace dans le placement spatial des protagonistes et des masses chorales, comme lors du quatuor avec chœurs du IIème acte. De la belle ouvrage.






 
 






 
 
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