ClassiqueInfo-disque, 29 mai 2010
Fred Audin
La belle Meunière, un monodrame pré-freudien
 
 
Le disque de Jonas Kaufmann divise la critique : pour certains la Meunière est trop belle. On sent poindre dans les débats que son interprétation suscite un agacement inavoué devant l’image de vedette à qui tout réussit, et qu’un bataillon d’inconditionnels défend aveuglément sans percevoir ni les atouts ni les défauts de l’idole, tandis que ses détracteurs le soupçonnent de survoler l’œuvre en force, sans maîtriser les effets ni les nuances, proposant une version au premier degré et hors-cadre ; le point de vue des deux clans se résume en gros à la constatation suivante : « il a osé ! » Pour juger honnêtement cette entreprise risquée, il faut oublier à la fois les lauriers récoltés par Kaufmann au théâtre et ne pas s’attendre à un récital poli dans un salon feutré. Si sa lecture pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses, l’outrance des réactions souligne qu’on ne peut rester indifférent à l’écoute de ce disque intelligent, inspiré et par endroits iconoclaste.

Quelques bons points extérieurs à la prestation : la notice contient les vingt poèmes de Wilhelm Müller utilisés pour le cycle, avec traduction en anglais et en français ; pour les germanophones le recours au texte écrit est inutile tant la diction de Kaufmann est claire et précise. Les autres salueront la présence de ces informations indispensables à la bonne compréhension du corpus, en un temps où l’on a plutôt tendance à négliger pour des questions de coût, l’habillage des phonogrammes, alors que c’est précisément le seul avantage des versions « physiques » susceptible d’encourager l’achat. Ces pages sont imprimées sur papier-bible, plus luxueux que l’habituel papier glacé. En guise de notice est fournie la transcription d’une conversation éclairante entre Thomas Voigt, Helmut Deutsch (le pianiste) et Jonas Kaufmann qui répond par avance aux critiques qu’il devine que sa version ne manquera pas de soulever. En dehors des réserves qu’on peut formuler sur l’illustration de la pochette (mais l’image lisse de séducteur ténébreux, un peu féminisé, peut-être ironique, est aux antipodes du contenu, plutôt dans la ligne du Heldentenor, viril, voire brutal, que du tenor di grazia). Decca a donc mis presque tous les atouts de son côté ; presque seulement, car il faut chercher longtemps pour découvrir qu’il s’agit d’un enregistrement sur le vif, en concert, donnée qu’on tente de cacher maladroitement comme si elle pouvait nuire à la vente, alors que l’intérêt principal du disque est justement de présenter une prestation sans filet, passionnante par la tension dramatique permanente qui la sous-tend, ce qui excuse de très légers accrocs et l’impression de départ d’un manque d’agilité et d’aisance vocale, en dépit du volume sidérant de l’organe, mais tout cela fait partie aussi du jeu, comme l’amélioration continue des qualités techniques à mesure que l’humeur s’assombrit, car le chanteur n’a pas choisi comme la plupart, le parti d’une narration distanciée, mais celle d’une incarnation du personnage, conformément à la vision du compositeur, lequel écarta les prologue et épilogue encadrant le corps du texte.

On remercie également Helmut Deutsch d’avoir choisi de jouer, et avec quelle variété de couleurs et d’intentions, un vrai piano moderne, qui souligne l’aspect orchestral des introductions et permet une véritable balance entre le chanteur et l’accompagnement (car si l’instrument peut l’être, comme le veut la mode, la voix ne saurait être d’époque, à moins d’improviser comme Christoph Pregardien des fioritures douteuses qui enjolivent les lieder strophiques).

Evidemment, l’auditeur averti risque de se trouver confronté à diverses surprises, que l’accoutumance à des versions de référence peut rendre de prime abord désagréables : le registre de ténor, celui de Schubert –là où l’on attend plutôt un baryton- permet de revenir au texte musical sans transposition, ce qui change la couleur, autorisant dès l’entrée l’expression d’une vitalité et d’une joie claironnante (y compris dans l’attaque du piano où Helmut Deutsch fait de Das Wandern une marche au détaché caricatural). Aucune des intonations attendues telles que fixées par la tradition discographique n’est au rendez-vous, mais pourtant tout est psychologiquement cohérent, y compris le jeu naïf de l’apparente simplicité qui caractérise ce drame paysan, -dont le scénario ressemble étrangement à la trame de Carmen et le personnage au José récemment incarné par Jonas Kaufmann- ailleurs réduit à une bluette champêtre. Am Feierabend ou Ungeduld, acquièrent l’énergie d’un chant de victoire puccinien, et des contrastes opératiques qui préfigurent le lied schumannien. Certains diront que tout cela manque de distinction, alors que l’attention portée au texte (parfois parlé à la limite du Sprechgesang) et à ses rythmes internes, est sans pareille : au contraire d’autres interprètes qui ne font sortir que l’aspect mélodique, s’autorisant de l’idée reçue que les poèmes (dans la tradition du Knabenwunderhorn) ne sont que de la littérature de seconde zone, Kaufmann s’investit totalement dans le sens porté par le discours, avec une gourmandise pour le son des mots – Morgengruss est à cet égard d’un effet imparable- qui ne tombe jamais dans la sentimentalité facile. On perçoit alors à travers la réduction du langage, la symbolique rudimentaire digne de l’interprétation des rêves ou du conte de fées (ruisseau, petites fleurs, chasseur, soleil, lune, viridité obsessionnelle) qui inspirent à Schubert la constitution d’un ensemble prémonitoire de leitmotive mélodiques et rythmiques. Cette vision ramène le compositeur au centre de la partition ; dans Pause et Mit dem grünen Lautenbande, c’est évidemment Schubert qui s’exprime directement et se projette dans le musicien au luth, impuissant à exprimer par la musique le bonheur alors que la douleur, la tristesse et les atteintes de la maladie le rendent si disert. Der Jäger, tournant menaçant et ambigu du cycle, s’enchaîne à un Eifersucht und Stolz échevelé, seul lied dont le manuscrit ait été retrouvé et dont Kaufmann souligne que la version imprimée revue par le frère de Schubert est si différente de l’autographe (dans l’assagissement de heurts harmoniques indésirables), qu’on éprouve un certain vertige quant aux intentions réelles de l’auteur.

Toute la fin, et particulièrement le dernier lied, long de sept minutes trente, évolue vers une atmosphère de fin du monde qui laisse planer un mystère d’essence mahlérienne et renouvelle l’interrogation sur la conclusion, à savoir si l’amoureux blessé se noie de chagrin dans son cher ruisseau. Cette hypothèse, comme le prétendu suicide de Wozzeck n’est en rien contenue dans le texte, qui évoque même l’éventualité d’une renaissance du désir. En fait cette Belle Meunière (a-t-on suffisamment insisté sur l’onomastique qui fait de Müllerin le féminin du nom de l’auteur ?) est une pièce à un seul personnage illustrant les débats entre l’homme, sa conscience et son inconscient, tournant autour du thème de l’impotence et de la mort métaphorique de la verte jeunesse et de son instrument « A moi, à moi tout ce qui sait bercer » dit le Ruisseau « Ondoyez et bercez jusqu’au sommeil mon petit garçon ». Voilà ce qui peut déranger dans cette version brute et redoutablement émouvante de Kaufmann : elle a la vertu de tirer de l’insignifiance bienveillante ce cycle souvent présenté comme un brouillon mal dégrossi du Voyage d’Hiver, qui reprend une formule identique, mais où le drame est consommé.

Avant d’entendre ce disque, écoutez toutes les autres versions, souvent longuettes et larmoyantes de La Belle Meunière. Après Jonas Kaufmann et Helmut Deutsch, vous ne les entendrez plus jamais de la même façon.
 






 
 
  www.jkaufmann.info back top