La
vidéographie de Manon Lescaut était jusqu'alors dominée par le
classicisme visuel : à New York en 1980 (Scotto et Domingo sous l'égide
de Levine et Menotti, DG) puis en 2008 (avec Mattila et Giordani, EMI),
à Londres en 1983 (Te Kanawa et... Domingo, encore, sous celle de
Sinopoli et Friedrich, Warner) comme à Milan en 1998 (Guleghina et Cura
dirigés par Muti et Cavani, TDK), une scénographie historiciste
respectait l'opéra autant qu'elle risquait son étouffement poussiéreux.
C'est donc une véritable alternative que propose ce DVD avec la
captation de la nouvelle production du ROH Covent Garden, résolument
moderne.
Manon Lescaut peut-elle être, au XXIe siècle, « ni tout
à fait la même, ni tout à fait une autre » qu'au XVIIIe ? Oui, nous
répondent le metteur en scène Jonathan Kent et le scénographe Paul
Brown. On peut s'amuser de l'anecdotique (le coche d'Arras transformé en
monospace classe V de Mercedes), mais surtout constater que tout
fonctionne sans perdre un gramme des tensions sociales, économiques,
psychologiques, du livret : le casino-motel où l'on se retrouve pour
flirter « et plus, si affinités », Géronte en grand patron qui s'y
approvisionne en chair fraîche, un sordide casting TV de
peep-reality-show en guise d'appel pour l'exil, et une bretelle
d'autoroute abandonnée pour l'agonie finale - panneau « dead end »
superflu... « Tout fonctionne » aussi car tout est soigneusement pensé,
et amplifié par une direction d'acteurs sans un instant de vacuité.
Exemples ? la distance intérieure qui sépare les deux amis Edmondo et
Des Grieux, parfaitement rendue par leur vêtement (le premier en
sportswear débraillé, le second en costume sage) et leur attitude en
scène ; ou le Madrigal, séquence voyeuriste organisée par Geronte pour
son bon plaisir. L'appartement de ce dernier parvient même à faire un
clin d'œil au siècle de Prévost, avec sa décoration d'un néo-rococo
bling-bling.
Musicalement, on est également plutôt comblé.
Antonio Pappano, à son affaire, porte l'orchestre du ROH Covent Garden à
un bel engagement, lyrisme du galbe, rondeur des effets, sens du théâtre
évidents. Kristine Opolais, indéniablement à son aise dans une mise en
scène qui l'expose généreusement - mais sans rendre cette Manon Lescaut
particulièrement sympathique, presque excédée parfois par les soupirs de
son amant -, est pourtant vocalement un peu courte de couleurs et de
medium pour le rôle. Certains mots qui devraient tomber, tragiques,
s'effacent, seulement ternes. Effectuant une prise de rôle attendue,
Jonas Kaufmann se montre d'abord prudent puis, comme à son habitude,
riche d'une présence vocale et théâtrale aussi ténébreuse que vaillante.
Autour d'eux, Christopher Maltman est un remarquable Lescaut, cynique et
fier puis défait, quand Maurizio Muraro offre un Geronte plus inquiétant
et autoritaire que de coutume, véritable troisième homme de l'intrigue
et non, comme souvent, ridicule vieillard. Joli timbre, le ténor de
Benjamin Hulett est toutefois un peu court en Edmondo et doit y forcer
ses moyens.
Aux côtés des grands classiques intemporels, on
gardera un œil sur cette vision contemporaine et tranchante. Le blond
peroxydé remplaçant la perruque poudrée, le vertige des illusions y
aiguise sa cruauté.
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