|
|
|
|
|
Classique News, 28.08.2017 |
par Benjamin Ballifh |
|
JONAS KAUFMANN : L’OPÉRA
|
Comme
un ravissement, une opération qui sublime l’âme prête à succomber, voici
d’abord Roméo, celui éperdu du jeune cœur épris tel que Gounod l’a conçu, et
d’un râle fauve à travers le timbre presque barytonant du sublime Jonas
Kaufmann, solarisé, sublimé au sens littéral, par l’amour qui le porte dans
le fameux air au lever de l’astre (« Ah Lève toi, Soleil! »). Tension
énivrée, articulation, intonation juste et riche, et toujours parfaitement
intelligible : pas de doute l’immense ténor, le plus célèbre est un
francophile convaincant. L’Opéra de Paris et les défenseurs du romantisme
français n’auraient pas rêver mieux : l’astre Kaufmann s’affirme ici en
ambassadeur de choc au service de la lyre française et romantique (avec pour
fond de la couverture du cd, la salle or et rouge de l’Opéra de Paris).
Enchaîner Roméo avec Werther, de Gounod à Massenet, fait penser – avec
combien de justesse, que l’opéra français rayonne d’une sensualité grave et
tragique : « Pourquoi me réveiller,ô souffle du printemps » fait surgir
encore ce même râle de félin blessé qui embrasé, se consume littéralement
dans l’incandescence d’une scène radicale, au souffle passionnel et d’une
violence inouïe : ourlée dans une lave rugissante qui gronde, l’animal
blessé, le poète définitif qu’incarne ici Werther, reste bouleversant –
comme Rolando Villazon, qui affirma lui aussi, il n’y a pas si longtemps, un
remarquable engagement… (DG, 2011, Pappano) / LIRE notre critique du Werther
de Rolando Villazon.
Dans la continuité du récital de Jonas Kaufmann,
il faut bien l’air de Wilhem dans Mignon de Thomas : « Elle ne croyait pas,
dans sa candeur naïve » pour déserrer cet étau expressif qui inscrit le
début de ce récital phénoménal, dans la brûlure passionnelle, dans le
rayonnement coloriste et doloriste (son premier Otello à Covent Garden en
juillet dernier, était justement emprunt, définitivement de souffrance : un
héros plus victime que sadique, dévoré par un feu intérieur que le ténor
sait mesurer, tisser avec une finesse fascinante. Peut-être moins
intelligible dans ce Mignon, languissant, presque précautionneux, le ténor
munichois affirme néanmoins une intensité vocale dont la justesse expressive
touche incontestablement.
De Bizet, on ne se laisse plus surprendre
par son José dont il possède l’embrasement amoureux et maudit ; la bonne
surprise demeure le choix des Pêcheurs de perles du Bizet de jeunesse et
déjà de (très) grand talent, où Nadir bénéficie du très altier Zurga de
Ludovic Tézier : … là encore, c’est bien la naissance d’un sentiment
d’amour, pur, de ravissement qu’exhale le timbre éperdu, et dans un français
impeccable, du ténor diseur.
Plus léger et tendre, son Mylio du Roy
d’Is de Lalo ; puis Hoffmann, des Contes du même nom (Offenbach), – clair et
d’une candeur admirable, enfin le plus rare « Pays merveilleux » de Vasco
dans L’Africaine de Meyerbeer, … chaque prise de rôle pour le studio ici
confirme l’élocution franche, une éloquence subtile, des aigus perlés et
aussi des couleurs d’une volupté rayonnante. Kaufmann aime les situations
d’emprise amoureuse, le sentiment de conquête exacerbée où l’élan d’un
sentiment naissant emporte l’esprit et l’âme. Il s’en fait l’interprète aevc
beaucoup de charme et de conviction.
José, Nadir, Werther,
Faust, Enée… JONAS KAUFMANN, en ambassadeur inspiré de l’Opéra romantique
français
De Manon de Massenet, Kaufmann connaît bien le
relief sincère, entier du personnage de Desgrieux : d’abord sa confession
intime, tendre, véritable manifeste d’une effusion intacte, pure
(déclamation parfaite de son air « En fermant les yeux je vois là-bas »),
puis ce sont les retrouvailles du jeune homme trahi, devenu abbé à
Saint-Sulpice, qui cependant succombe aux avances de la sirène (il est vrai
que le soprano de Sonya Yoncheva marque un sommet de lascivité vocale,
partenaire inspirante… qui rend à Manon, coupable, sa séduction irrésistible
: le grand duo de reconquête amoureuse) : « n’est ce plus ma main que cette
pain presse? » permet au ténor d’affirmer une noblesse et une distinction de
ton, très dramatiquement convaincantes.
Plus profonds et recueillis,
économes dans la gestion de l’impact expressif et de la charge émotionnelle,
les quatre derniers airs sont les plus passionnants ; ceux qui dans
l’articulation du texte, permet au chanteur de colorer, phraser, dire,
sussurer le texte, de construire, d’incarner un personnage. Il faut donc
ciseler le français, comme au théâtre,- accents, couleurs, silences aussi
pour installer une profondeur, une épaisseur, malgré le format d’un air
unique. Pourtant ici, l’acteur Jonas Kaufmann renoue avec ses précédents
récitals monographiques (dont The Verdi Album et son formidable Otello,
chanté ainsi d’abord au studio avant de l’incarner sur la scène à Londres en
juillet dernier, été 2017) : la pudeur virile du Cid (« Ô souverain, ô juge,
ô père… »), entre prière et force morale ; le même sentiment sincère
d’Éléazar, dans La Juive d’Halévy, père, agent d’une vengeance inique, qui
pourtant supplie sa propre fille de lui pardonner (alors qu’il la sacrifie
au nom de sa foi)… intense et fragile à la fois, la couleur du timbre sait
exprimer ce trouble ambivalent qui finit par étouffer le héros de Meyerbeer,
jamais en reste pour souligner la force du destin et la misère humaine ; le
français de Kaufmann sait être clair, précis, sobre, économe, d’une sûreté
d’intonation étonnante. Au plus romantique de fermer ce magnifique
récital lyrique français, Berlioz s’affirme ainsi dans deux airs d’une
ineffable activité poétique (et qui montre combien Kaufmann, comme sa
consoeur Anna Netrebko, est prêt à relever de grands défis…) : d’abord la
quête en candeur et innocence du Faust pourtant usé (Damnation de Faust) ; «
Merci, doux crépuscule » où par la respiration du ténor, Faust peut
communier avec le mystère de la Nature, et renouer avec un désir qu’il avait
oublié… L’intelligence du diseur n’a jamais été plus maîtrisée ici, dans
cette séquence à la fois, prière énivrée, confession intime, goût du
renoncement… Plus tendu, d’une autorité noble et virile, voici enfin Enée –
qui permet au ténor munichois de ressusciter, cette couleur féline qui nous
rappelle son grand prédécesseur dans le rôle, l’astre Jon Vickers.
L’importance du texte, l’articulation et les couleurs du ténor allemand
précisent le profil du héros, amoureux éperdu mais guerrier fidèle à son
destin. Jonas Kaufmann de la seule couleur de son chant fait surgir tout ce
qu’a d’humain l’étoffe du Troyen, et donc l’inhumanité de son choix, dicté
par les dieux : quitter son aimée Didon…
Voilà donc une dernière
scène d’un diseur acteur de première qualité. Irrésistible. Dommage que
l’orchestre derrière lui en fait des tonnes, jouant trop fort, ignorant la
moindre nuance, en un déséquilibre sonore qui à notre avis dessert
terriblement le chanteur. Les limites des instrumentistes et du chef se
dévoilent avec consternation dans la caractérisation des Troyens de Berlioz
justement. Un massacre en règle de l’une des partitions pourtant les plus
raffinées qui soient. Mauvaise prise de son, ou direction tapageuse du chef
requis…? Les deux malheureusement. Dommage que pour se récital de très haut
vol vocal, Sony n’ait pas fait appel à un orchestre sur instrument d’époque
: la science des nuances et l’art du diseur Kaufmann eussent mérité d’emblée
une telle parure instrumentale. D’autant que l’opéra romantique français ne
se borne pas à des effets spectaculaires schématisés, comme nous le souligne
que trop l’orchestre et le chef conviés ici.
Malgré cette réserve, la
tenue du ténor ne perd rien de sa formidable constance dramatique : après
ses précédents récitals Sony, dédiés à Verdi, et à Puccini, Jonas Kaufmann
plus brillant et passionnel que jamais, convainc totalement. Avec une toute
autre direction, et un orchestre plus ciselé comme suggestif, ce nouveau
programme eût été un bonheur absolu. Le sentiment d’un gâchis persiste
cependant… à l’instar de la production d’Otello à Londres, où le plus grand
ténor actuel ne bénéficiait pas d’un écrin orchestral digne de sa subtilité
d’acteur-diseur.
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|