L'Avant-Scène Opéra
Chantal Cazaux
 
LA FORCE DU DESTIN
 
La forza del destino n'a pas de chance à la vidéo (voir notre mise à jour de L'Avant-Scène Opéra n° 126) : cette nouvelle captation s'inscrit dans la longue tradition des productions qui ne marqueront pas les mémoires mais sont heureusement sauvées par une distribution de haut niveau ; avec, cette fois, à la place d'un académisme conventionnel, l'option d'un modernisme « déstructuré » - mais toujours sans saveur.

Tout commençait pourtant bien avec une Ouverture traitée par Martin Kusej en pantomime brillamment conçue : dîner muet chez les Calatrava, avec autour de la table Leonora, Carlo enfant et Curra, encadrés par le Marquis et le directeur de conscience familial. Ambiance, jeux de regards, gestes brimés, tout y est qui tombe en musique avec évidence. La suite gardera de ce Prologue la froideur glacée et intellectuelle, sans parvenir à convaincre : l'ellipse de vingt ans qui voit apparaître Carlo adulte après le meurtre n'a pas de sens avec une Leonora inchangée ; la guerre qui ravagera le décor (Martin Zehetgruber) impose sa palette de sang et de grisaille, sans jamais définir clairement une perspective (la pochette du DVD, au contenu exsangue, évoque le 11-Septembre sans que rien à l'image ne le justifie), ni favoriser les chœurs (coincés à l'avant-scène d'un espace pourtant ouvert) ni assumer le mélange des genres inhérent à La forza - Preziosilla est lugubre ou vulgaire, Trabuco est coupé en partie, Melitone est sinistre ; enfin, choisir le même interprète pour le Marquis et le Padre Guardiano se voudrait psychanalytique mais achève de brouiller les lignes d'une intrigue qui n'en demandait pas tant. On a connu Kusej plus inspiré dans sa dramaturgie, même si sa direction d'acteurs reste affûtée.

Restent alors les interprètes - mais lesquels ! Après Don Carlo (2012) et Le Trouvère (2013), Anja Harteros et Jonas Kaufmann retrouvent Munich, et le trio qu'ils forment avec Ludovic Tézier est magistral. Tutoyant les cimes (« La Vergine degli angeli » pour Harteros, « O tu che in seno » pour Kaufmann, « Morir, tremenda cosa ! » pour Tézier), leur chant rend pleine justice à Verdi, plastique et expressif, riche de nuances galbées, d'élans ardents, de ce mélange d'intériorité réflexive et de générosité charnelle qui fait les grands verdiens. Kaufmann est un Alvaro dessiné en bad boy sexy par les costumes d'Heidi Hackle, fauve et âpre face à la Leonora aristocrate et vibrante d'Harteros : leur couple est crédible par cette opposition même, décalage transcendé par la passion ; « Alvaro, io t'amo ! » sonne comme la prémonition hallucinée des conséquences terribles d'un tel aveu hors cadre. Tézier impose comme à l'habitude son art désormais suprême de la sculpture vocale, mêlant bronze de la matière et scalpel du dessin ; les trois duos Carlo/Alvaro sont d'anthologie, faisant à eux seuls le prix d'une telle captation. Vitalij Kowaljow convainc mieux en Marquis impénétrable qu'en Padre Guardiano, rôle ici pensé en prédicateur fanatique et qui le pousse dans ses retranchements. Nadia Krasteva, timbre opulent et solide, ne peut alléger les tableaux « joyeux » qui de toute façon ne le sont pas (« Rataplan » est traité par antiphrase, carrément funèbre !), tout comme Renato Girolami, empêché d'épanouir son Melitone. Excellente Curra d'Heike Grötzinger... et en fosse, un chef qui ne se hausse pas à la mesure de son trio de tête : Asher Fisch manque de relief, de palette de dynamiques, de cet esprit baroque qui traverse l'opéra et doit éclabousser son drame noir de pittoresque coloré, tout comme l'élever parfois vers une spiritualité presque abstraite. On chérira ce DVD pour ses trois interprètes clés, et l'on déplorera que le Destin s'acharne décidément sur La forza en scène.


 






 
 
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