Le Temps, 1 juillet 2011
Julian Sykes
«Fidelio» à la lueur du Siècle des Lumières
 
Claudio Abbado, qui a attendu son vieil âge pour se pencher sur le seul opéra de Beethoven, l’aborde par le biais du XVIIIe siècle. Une lecture empreinte d’humanité et d’évidence
 
On en a beaucoup parlé, de ce Fidelio . Claudio ­Abbado l’a abordé pour la première fois en 2008, puis l’a approfondi pour y revenir l’été dernier au Festival de ­Lucerne, en version semi-concertante avec Nina Stemme et Jonas Kaufmann (lire LT du 14.08.2010). On peut s’étonner qu’un chef d’une pareille envergure – lui qui a beaucoup défendu l’opéra à l’orée de sa carrière – ait attendu si longtemps pour y venir. Sans doute était-ce sage. L’œuvre, à mi-chemin entre le Singspiel hérité de Mozart (La Flûte enchantée) et l’opéra wagnérien à venir, est difficile à saisir. Et puis il y a toute la question du style, très sensible depuis l’apport des «baroqueux» dans les années 80 et 90.

Abbado lui-même a changé au fil des années. Il fait partie de ces chefs – contrairement à Marek ­Janowski – qui ont accepté de se remettre en question après l’arrivée d’un Harnoncourt et d’un ­Hogwood. Il a enregistré par deux fois les Symphonies de Beethoven, d’abord avec le Philharmonique de Vienne puis avec le Philharmonique de Berlin; sa deuxième intégrale est plus alerte et déliée. Dans ce Fidelio capté à Lucerne l’été dernier, on entend sa fréquentation des instruments anciens, qu’il a aiguisée au contact de l’Orchestre Mozart de Bologne fondé en 2004.

Ici, c’est le Mahler Chamber ­Orchestra qui mène la cérémonie, avec ses qualités habituelles de transparence et d’aération des textures. Encore faut-il un chef capable de faire rebondir les rythmes chez Beethoven, de faire ressortir la trame chambriste de cet opéra. Certes Furtwängler et Karl Böhm (qui adorait cette œuvre) laissent de grands témoignages dans ­Fidelio – sans parler du bouillonnant Leonard Bernstein –, mais il faut désormais compter avec la lumière d’Abbado.

Il y a une simplicité et une évidence qui rendent sa grandeur sans emphase au drame. Les séquences de cet opéra qui a coûté tant de mal à Beethoven, au point qu’il en fut dégoûté après les multiples remaniements, s’enchaînent sans heurt. Fidelio retrouve son unité organique dans le droit fil des opéras du XVIIIe siècle.

Abbado interprète cet hymne à la liberté en héritier du Siècle des lumières. Il y a une composante rousseauiste dans sa baguette – ce goût de la nature qui s’éveille et des instincts qui se manifestent. Les bois sont fruités, les cordes lestes, les cuivres alertes. Le chœur des prisonniers au premier acte, enfin libérés de l’obscurité, retentit avec une tendresse douce et bouleversante.

Jonas Kaufmann, le Florestan de ces dernières années, y apporte sa couleur très personnelle. Il y a ce timbre ténébreux, une sensualité fébrile et magnifique, face à la Léonore de Nina Stemme. Cette voix de chair, aux aigus ronds et vibrés, à la superbe dignité, se montre un peu pâteuse par ­instants, comme intimidée par les écueils de la partition. Avec son timbre noir et rugueux, Falk ­Struckmann est idéal en don ­Pizzaro. La Marzelline de Rachel Harnisch, voix délicate, claire et pulpeuse, le Jaquino de Christoph Strehl, associés au très bon Rocco de Christof Fischesser, complètent cette belle distribution.

Le Chœur Arnold Schönberg (excellent!) ajoute au frisson, et quand l’orchestre exulte, que ce soit dans l’«Ouverture» ou le «Final» du second acte, c’est superbe.
 






 
 
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