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Forum Opera, 16 Juillet 2014 |
Par Sylvain Fort |
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Don Carlos ou Don Karlos ?
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Antonio
Pappano nous avait donné voici près de vingt ans la version française en
cinq actes de Don Carlos : dira-t-on qu’il nous offre aujourd’hui la
version italienne ? Linguistiquement, oui. Mais esthétiquement, c’est
autre chose.
D’abord parce que Pappano et Peter Stein ont choisi
de proposer la version originelle, celle de 1867 pour l’Opéra de Paris,
incluant notamment le chœur des bûcherons et de leurs familles à l’Acte
I (mais coupant le ballet), mais aussi d’une façon générale une
récitation beaucoup moins lyrique et mélodique que la version de 1884.
Nous sommes donc face à une version portant encore la marque d’un projet
que les versions successives ont déformé et pour ainsi dire conformé à
une esthétique plus convenue – quand la version de 1867 se lie à
l’évolution de la dramaturgie et de l’écriture opératiques du temps,
assez marquée de germanisme (le reproche de wagnérisme fait à Verdi en
1867 est connu). De ce point de vue, on n’aurait garde de sous-estimer
ce que très consciemment Verdi et ses librettistes allèrent puiser chez
Schiller d’épaisseur théâtrale et de novation dramatique.
Très
évidemment, le choix de Pappano et Stein n’est pas simple fidélité à
l’Urtext (ils l’auraient conservé en français, dans cette hypothèse)
mais désir de conserver ce que la version de 1867 est seule à offrir :
par-delà l’apparente profusion, une acribie psychologique extrême entée
sur un texte ciselé où chaque mot (parfois issu de Schiller même) pèse
son poids – et que les coupes successives rendront plus fonctionnel,
pour le meilleur et pour le pire. Ainsi, derrière l’appareil du Grand
Opéra (étiquette hâtive, que l’absence de ballet congédie assez) c’est
le déploiement du grand drame romantique que Verdi cherchait et que
Pappano et Stein ici cherchent à saisir.
Cette intention se lit
dans le travail extrêmement précis mené sur les jeux entre personnages.
Tout ici semble non pas mis en scène mais littéralement chorégraphié ;
les personnages sont inscrits dans une dramaturgie de
l’intersubjectivité qu’il nous est somme toute rarement donné de voir à
l’opéra. La caméra soutient à l’envi ces intentions. La captation des
jeux de regards au cœur de la scène de l’auto-da-fé est très
emblématique de cette quête du détail intense dans la dilapidation
visuelle du grand spectacle. Aussitôt, il faut ajouter que la
scénographie elle-même renonce à toute surenchère et espagnolades
zeffirelliennes au profit d’un schématisme passablement austère. La
symétrie grise du cloître, les lignes raides de l’acte II, l’étrange
labyrinthe du III, l’économie de moyens de l’autodafé (costumes
brillants mais dispositif scénique presque pauvre) : tout cela resserre
le cercle de notre attention.
Les chanteurs à cet égard sont
admirables, surtout Anja Harteros et Thomas Hampson. La caméra capte
chez Harteros des expressions, des clartés dans le regard, des désarrois
qui sont à couper le souffle. Chez Hampson, ce sont des égarements, ces
moments où les yeux ne savent plus ce qu’ils doivent fixer – et Posa, il
est vrai, est plus souvent tributaire de rapports de forces qui le
dépassent qu’il n’en est l’auteur. Jonas Kaufmann, en triturant le
bouton de sa veste, en se tordant les mains, en contrefaisant certaines
expressions d’arrogance surjouée, rend palpable une nervosité fragile
constitutive du personnage (et directement importée de Schiller, elle).
Matti Salminen use toutes les ressources de son air d’ogre matois pour
camper un Philippe II d’une dureté extrême, dont les failles avouées
sont des béances inquiétantes. Dans l’échange même, les personnages se
cherchent et se brûlent les uns les autres (la scène du coffret est
assez sidérante).
Il y a donc de la rudesse dans cette vision,
quelque chose de glaçant dans la cruauté des relations ainsi exposées.
Musicalement, Pappano est à l’avenant. Son orchestre est sismique. Les
à-coups et les bouillonnements qui émaillent la partition sont produits
avec une force inouïe, en mode uppercut. On se souvient bien de son
interprétation au Châtelet, toute de dentelle. Ici, on est dans la
collision de masses, dans l’implosion grondante. C’est magnifique,
inquiétant, et pour ainsi dire assez souverain tant le dosage exige de
justesse et d’assurance pour éviter l’écueil de la lourdeur.
Vocalement, nous sommes dans le même cadre. L’italianité n’est pas
franchement triomphante. Le timbre de Harteros, tout de froide lumière,
s’accorde on le sait avec celui, sombre et intériorisé, de Kaufmann ;
mais ce chant-là nous porte à mille lieux des attendrissements et des
mélismes que permet la partition. Ainsi, Kaufmann est une nouvelle fois
convaincant dans Verdi sans avoir la voix du rôle. Don Carlo n’est
clairement pas dans ses meilleures notes – les mille nuances que
pouvaient se permettre Corelli, Bergonzi ou Alagna ne lui semblent pas
accessibles et du reste ce n’est pas non plus ce qu’on lui demande. De
même, il ne faut pas compter sur Harteros pour faire paraître le miel de
la tendresse humaine ; elle est dans la blessure et le devoir (« Tu che
le vanità » en est un exemple stupéfiant). La scène du II, au jardin, où
ces deux-là se retrouvent se transforment brusquement en un débordement
d’attirance sexuelle, faisant fi des fleurets mouchetés et des colères
factices qu’on y rencontre si souvent. Hampson apporte sa haute tenue de
Kavalierbariton à un Posa enflammé et presque fanatique – mais lui aussi
porte vocalement et physiquement une certaine distance, et même parfois
une forme d’effacement, notamment lorsque le Philippe II écrasant de
Salminen s’en mêle. Oui, le détail des craquements affectifs se double
d’une forme permanente de froideur douloureuse : ainsi Ekaterina
Semenchuk, qui pourrait être une Eboli ravageuse, semble retenir ses
coups et tenir au cordeau sa vocalité potentiellement torrentielle.
Robert Lloyd et Eric Halfvarson, abonnés à leur rôle, sont simplement
hiératiques.
S’impose ainsi dans ce spectacle une conception
point tant italienne que fort germanique de Don Carlos ou pour le dire
autrement, afin de s’épargner les clichés nationaux : schillérienne. De
fait, c’est dans les captations anciennes – et en allemand - de Don
Carlos, souvent rebaptisé pour l’occasion Don Karlos, que l’on retrouve
ce degré d’urgence et cette dureté endolorie, cette flamme dans le
regard qui ne s’avoue qu’à-demi dans le chant, cette musique qui ne dit
pas tout et qui, pour cela, se refuse aux complaisances mélodiques
(grande force de la version 1867), et confie au théâtre ses parts
d’ombre.
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