L'Avant-Scène Opéra
Jean-Charles Hoffelé
 
Cavalleria / Paillasse
 
Le spectacle d'abord. Philipp Stölzl a conçu six rectangles où répartir les divers événements de ces deux histoires de meurtre. Ils lui permettent d'unifier, pour l'esthétique comme pour le propos dramatique, ces univers certes proches mais d'abord puissamment incarnés : les paysages et les scènes illustratives de Cavalleria rusticana, le théâtre de la comédie humaine et le ton de fête foraine de Pagliacci. Dans Cavalleria rusticana, une apologie du cinéma qui permet de tout voir à divers niveaux ; pour Pagliacci, un travail virtuose sur le théâtre - scène et coulisses - où pourtant l'action ne se perd jamais. C'est étourdissant, séduisant en diable, même si la caméra peine devant ces dispositifs foisonnants où, de la salle, le regard du spectateur, guidé par la seule dramaturgie du metteur en scène, devait se retrouver. On n'en voudra pas à Philipp Stölzl de nous perdre parfois dans ce tourbillon : cela nous change des sempiternels crucifix et autres tréteaux, comme des compositions dramatiques dignes du Grand-Guignol qui ont pollué si souvent cette paire lyrique.

Mais pour répondre à ce théâtre-cinéma, le plateau est trop dépareillé : Jonas Kaufmann n'a guère de peine à être un formidable Turiddu : le cheveu noir, la dégaine avenante, il est à l'image le plus sicilien des amoureux même lorsqu'il instille une poésie assez incroyable de tenue et de puissance évocatrice durant « O Lola ch'ai di latti cammisa », chanté assis dos au public. Affublé d'une barbiche et vieilli, il entre moins aisément dans le costume de scène de Canio, et même dans la vocalité si tendue, si puissante, d'un rôle bien moins lyrique que celui brossé par Mascagni. Mais l'incarnation l'emporte évidemment : on reste suspendu au jeu de l'acteur, même si l'on a dans l'oreille Björling, Bergonzi et surtout l'inoubliable « La commedia è finita » de Caruso !

Les comprimari font pencher plus encore la balance en faveur de Cavalleria rusticana : Maestri est fabuleux de présence et de chant pour le plus dangereux Alfio jamais croisé, rappelant qu'il est aussi à l'aise dans le registre dramatique que dans la comédie où le fait triompher depuis quelques lustres son légendaire Falstaff ; Analisa Stroppa étonne par la finesse de ses interventions, projetant Lola au devant de la scène ; mais celle qui emporte la palme est la Lucia de Toczyska, voix immense et intacte qui rappelle ici rien moins que Varnay. Paille majeure, la Santuzza de Monastyrska, spinto éclatant qui n'a pas un mot à offrir. Pagliacci, outre qu'il expose les limites vocales du Canio de Kaufmann, ne lui oppose qu'un Tonio de pure routine : le baryton modeste de Dimitri Platanias manque cruellement de présence dès le Prologue. La jolie et décidément très lyrique Nedda de Maria Agresta - on songe à Los Angeles - reste un peu en retrait, alors que le Beppe du jeune ténor turc Tansel Akzeybek sera pour beaucoup une révélation.

Et Thielemann ? S'il trouve les paysages évocateurs de Cavalleria rusticana, aidé par les sonorités d'une obscure clarté qui sont la signature de la Staatskapelle, il peine à resserrer le lacis dramatique de Pagliacci, rappelant qu'ici il n'est guère chez lui : n'est pas Karajan qui veut.






 
 






 
 
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