Le
spectacle d'abord. Philipp Stölzl a conçu six rectangles où répartir les
divers événements de ces deux histoires de meurtre. Ils lui permettent
d'unifier, pour l'esthétique comme pour le propos dramatique, ces
univers certes proches mais d'abord puissamment incarnés : les paysages
et les scènes illustratives de Cavalleria rusticana, le théâtre de la
comédie humaine et le ton de fête foraine de Pagliacci. Dans Cavalleria
rusticana, une apologie du cinéma qui permet de tout voir à divers
niveaux ; pour Pagliacci, un travail virtuose sur le théâtre - scène et
coulisses - où pourtant l'action ne se perd jamais. C'est étourdissant,
séduisant en diable, même si la caméra peine devant ces dispositifs
foisonnants où, de la salle, le regard du spectateur, guidé par la seule
dramaturgie du metteur en scène, devait se retrouver. On n'en voudra pas
à Philipp Stölzl de nous perdre parfois dans ce tourbillon : cela nous
change des sempiternels crucifix et autres tréteaux, comme des
compositions dramatiques dignes du Grand-Guignol qui ont pollué si
souvent cette paire lyrique.
Mais pour répondre à ce
théâtre-cinéma, le plateau est trop dépareillé : Jonas Kaufmann n'a
guère de peine à être un formidable Turiddu : le cheveu noir, la dégaine
avenante, il est à l'image le plus sicilien des amoureux même lorsqu'il
instille une poésie assez incroyable de tenue et de puissance évocatrice
durant « O Lola ch'ai di latti cammisa », chanté assis dos au public.
Affublé d'une barbiche et vieilli, il entre moins aisément dans le
costume de scène de Canio, et même dans la vocalité si tendue, si
puissante, d'un rôle bien moins lyrique que celui brossé par Mascagni.
Mais l'incarnation l'emporte évidemment : on reste suspendu au jeu de
l'acteur, même si l'on a dans l'oreille Björling, Bergonzi et surtout
l'inoubliable « La commedia è finita » de Caruso !
Les comprimari
font pencher plus encore la balance en faveur de Cavalleria rusticana :
Maestri est fabuleux de présence et de chant pour le plus dangereux
Alfio jamais croisé, rappelant qu'il est aussi à l'aise dans le registre
dramatique que dans la comédie où le fait triompher depuis quelques
lustres son légendaire Falstaff ; Analisa Stroppa étonne par la finesse
de ses interventions, projetant Lola au devant de la scène ; mais celle
qui emporte la palme est la Lucia de Toczyska, voix immense et intacte
qui rappelle ici rien moins que Varnay. Paille majeure, la Santuzza de
Monastyrska, spinto éclatant qui n'a pas un mot à offrir. Pagliacci,
outre qu'il expose les limites vocales du Canio de Kaufmann, ne lui
oppose qu'un Tonio de pure routine : le baryton modeste de Dimitri
Platanias manque cruellement de présence dès le Prologue. La jolie et
décidément très lyrique Nedda de Maria Agresta - on songe à Los Angeles
- reste un peu en retrait, alors que le Beppe du jeune ténor turc Tansel
Akzeybek sera pour beaucoup une révélation.
Et Thielemann ? S'il
trouve les paysages évocateurs de Cavalleria rusticana, aidé par les
sonorités d'une obscure clarté qui sont la signature de la
Staatskapelle, il peine à resserrer le lacis dramatique de Pagliacci,
rappelant qu'ici il n'est guère chez lui : n'est pas Karajan qui veut.
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