Il
aura fallu attendre six ans avant que ne paraisse sur le marché
cette Carmen qui offre un nouveau témoignage du Don José de
Jonas Kaufmann. Enregistrée deux ans après la production de
Covent Garden (DVD Decca) où il formait avec Anna Caterina
Antonacci un couple idéal, cette version précède de quatre ans
l'intégrale audio dirigée par Simon Rattle (EMI). Si la mise en
scène de Hartmann et la direction de Welser-Möst ne risquent
guère de passer à l'histoire, l'interprétation de Kaufmann est
quant à elle en tout point exceptionnelle. Entre le fils de
bonne famille qui, avec ses grosses lunettes et son air
emprunté, ose à peine regarder Micaëla au Ier acte et l'amoureux
transi découvrant les affres de la passion, la transformation
est sidérante. Rarement aura-t-on vu de façon aussi troublante à
quel point Don José est la « chose » de Carmen, comme il le
chante à la fin de l'Air de la Fleur. La souffrance du
personnage est palpable, de même que la perte de ses repères et
la totale soumission de ses sens. Sur le plan vocal, le ténor
atteint à des sommets de beauté, d'expression et de souci du
détail, toutes qualités magnifiées par une diction souveraine et
une sensibilité à fleur de peau.
Face à une telle force
d'incarnation, la Carmen de Kasarova laisse songeur. Actrice
moyennement douée, elle ne dégage ni la sensualité débordante ni
le charisme que l'on attend de la Carmencita. Son chant s'avère
en outre plutôt déconcertant : peu soucieuse du respect de la
partition, elle bouscule et hache les lignes mélodiques, respire
à des moments inopportuns et fait entendre une voix terriblement
sombre dans le grave. En un mot comme en cent, on comprend mal
pourquoi Don José en arrive à perdre la tête pour cette Carmen
en somme assez peu intéressante. Si Michele Pertusi ne possède
pas le physique athlétique d'un toréador, son Escamillo à la
bouille sympathique se démarque par son chant soigné et son jeu
sincère. Pour sa part, Isabel Rey semble plus ou moins dans son
élément en Micaëla : outre sa fâcheuse tendance à chanter trop
bas, son chant ne parvient jamais à s'épanouir véritablement. En
revanche, les contrebandiers et leurs dames composent un
splendide quatuor d'une parfaite homogénéité et au français très
acceptable, commentaire qui s'applique également au superbe
chœur de l'Opéra de Zurich. Dans la fosse, Franz Welser-Möst
accomplit un travail très honnête, quoique ses tempi soient
parfois exagérément rapides, comme dans le chœur bien peu
envoûtant des cigarières ou dans le prélude précipité du IVe
acte. La version qu'il a choisie, assez bâtarde, utilise les
récitatifs de Guiraud, inclut les couplets de Moralès, mais
propose un finale du Ier acte abrégé et supprime le chœur « À
deux cuartos ».
Matthias Hartmann fait évoluer les
personnages sur un vaste plateau circulaire qu'il meuble de
rares accessoires. Au Ier acte, il ajoute une note d'humour en
plaçant à l'avant-scène un chien articulé qui remue les oreilles
quand Carmen vient le caresser ou agite la queue lorsque le
public applaudit la Habanera... Au dernier acte, c'est le crâne
d'un taureau qu'on retrouve au même endroit. Le IIIe acte, avec
son immense lune en fond de scène, est sans doute le plus
poétique, tandis que le dernier tableau présente une vaste place
déserte dominée par un arbre immense. Refusant toute forme
d'espagnolade, les costumes contemporains et la mise en scène de
Hartmann évacuent délibérément le spectaculaire. Ainsi, la
Chanson bohême fait l'économie d'une chorégraphie et se termine
par quelques pas à peine esquissés par Carmen, Frasquita et
Mercédès. Certaines idées sont toutefois pour le moins
discutables. Est-ce vraiment nécessaire, par exemple, que les
soldats déshabillent Micaëla ou que les choristes féminines
fument au Ier acte d'énormes cigares bien peu subtils ? Et que
peut bien signifier cette poupée que Micaëla démembre tout au
long de son air et que Carmen prend dans ses mains à la fin du
IIIe acte ? La gestuelle frise parfois le ridicule, en
particulier lorsque les chanteurs répètent inlassablement,
pendant le quintette, les mêmes mouvements des mains pour se
désigner eux-mêmes ou désigner les autres protagonistes. Le seul
qui parvient à transcender cette direction d'acteurs parfois
irritante est Kaufmann, qui nous fait relativiser les défauts de
la production et dont le portrait de Don José se situe à un rare
degré d'intensité dramatique et de perfection vocale.
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